Chapitre 10. Introspection

Le processus qui consiste en l'examen de sa propre conscience

(Age : dix ans)

“Est-ce que tu te sentirais mieux si tu avais quelque chose de quoi faire de tes mains pendant que l'on parle ? J'ai des feutres et des crayons de couleur si tu veux.” La voix familière du docteur Engle perturba le silence qui avait pris possession de la pièce durant les dernières minutes. Bien que le docteur puisse beaucoup apprendre rien qu'en regardant l'enfant silencieux en face de lui, il était temps que la discussion s'engage.

Tom secoua la tête, ses longs cheveux blonds en désordre lui tombant sur les yeux. Le garçon de dix ans était assis tout au bord du divan, ses jambes s'agitant nerveusement, sa lèvre inférieure mordillée avec intensité tandis qu'il refermait les dents dessus. De temps à autres il se passait les mains sur les cuisses, en effaçant la moiteur sur son jean déteint. Cela faisait plus de deux ans depuis la dernière fois où le docteur Engle avait vu les deux jumeaux exprimer une telle anxiété, mais cette fois-ci le docteur devait découvrir lui-même la source de cette anxiété. C'était Tom qui passait le premier cette fois-ci, et après un quart d'heure le garçon n'avait pas dit plus que quelques mots. Cela commençait à ressembler à la séance qu'ils avaient eue deux ans auparavant.

“Qu'est-ce que tu as fait cet été ?” demanda le docteur Engle, reposant son bloc-notes et son stylo comme pour signifier que cette question n'avait pas vraiment d'importance comparée à la véritable séance. C'était une sorte de petit piège, mais si cela amenait Tom à parler alors cela valait le coup.

“Gordon m'aide à la guitare,” marmonna Tom, tripotant un fil de son t-shirt qui s'effilochait. Puisque de ne pas parler du tout lui apportait des ennuis, et que de répondre à des questions à propos de Bill lui en apportait encore plus, Tom avait appris à répondre aux questions qui avaient l'air neutres et sans importance. Il n'avait pas réalisé que chaque question était importante, même s'il n'en voyait pas l'intérêt.

“C'est très gentil de sa part. Est-ce que Bill continue lui aussi à apprendre la guitare ?” s'enquit le docteur. Il se rappelait que leur beau-père leur avait appris la guitare à tous les deux quelques années auparavant, et était surpris d'apprendre que Tom avait persévéré. Le docteur Engle cherchait à savoir à quel point au juste les jumeaux s'étaient différenciés au cours de ces dernières années. Il avait remarqué le changement progressif dans leur habillement et leur apparence, et il était curieux de savoir s'ils se séparaient aussi quand on en venait aux hobbies.

Tom secoua la tête, de nouvelles mèches rebelles venant se coller devant ses yeux. “Juste un peu. Il chante plutôt,” répondit-il, espérant qu'une référence à son frère aussi neutre que celle-ci ne mènerait pas à plus de questions le concernant.

Le docteur Engle sourit, se rappelant le penchant de Bill pour le micro qu'ils avaient utilisé en séance plusieurs années auparavant. Le sourire se fada quand il se souvint ensuite de l'enfant en larmes qui lui avait raconté comment son jouet favori avait été réduit en miettes. Le docteur Engle avait toujours trouvé intéressant le fait que Bill soit plus bouleversé par la destruction du jouet que par la gifle qui l'avait envoyé à l'hôpital. Malheureusement, Tom ne s'était jamais montré disposé à parler de l'un ou l'autre de ces événements. Et en ce moment même, le docteur Engle pouvait bien voir que Tom essayait de cacher et refouler ses sentiments, exactement comme il l'avait fait à l'époque.

“Est-ce que Bill chante bien ?” demanda le docteur Engle, testant les opinions de Tom à propos de son frère pour voir en quoi elles avaient changé.

“Ouais, il écrit des chansons aussi, et je les joue. On a un groupe et Bill dit qu'on va être célèbres un jour,” répondit Tom en hochant légèrement la tête.

“Wow, très impressionnant. Vous m'inviterez à un de vos concerts, pas vrai ?” dit le médecin avec ce qui semblait être un intérêt sincère. Le sourire était de retour sur son visage, et bien qu'il soit inquiet à propos de la nervosité de Tom, il était satisfait de la façon dont la relation des garçons semblait évoluer. Le fait que l'un chante tandis que l'autre jouait de la guitare indiquait une volonté de maintenir leur connexion tout comme leur individualité en même temps. Les jumeaux se différenciaient sans se séparer, ce qui était exactement le but que le docteur Engle s'était toujours fixé.

Tom sourit et hocha légèrement la tête. Le plus âgé des jumeaux n'était toujours pas convaincu qu'ils seraient connus un jour, mais Bill insistait beaucoup là-dessus. Le plus jeune jumeau était absolument certain que Tom était le meilleur joueur de guitare de la planète, et qu'un jour ils seraient connus tous les deux. Tom se mettait toujours au diapason quand Bill disait ça, approuvant, mais seulement parce que cela rendait Bill heureux. Gloire ou pas, Tom aimait écrire des chansons avec son frère et c'était cela qui comptait.

Le docteur Engle remarqua que Tom se détendait un petit peu. Parler de Bill et du fait qu'ils jouent de la musique ensemble semblait avoir un effet calmant sur Tom, ce qui était une chose dont le docteur se rappellerait à l'avenir. Maintenant il était temps de découvrir avant toute chose ce qui était à la source de toute cette nervosité.

“ Comment Bill et toi vous entendez-vous ?” demanda le docteur Engle, sa voix empreinte d'un ton légèrement plus sérieux. Tom réalisa son erreur et se referma de nouveau complètement. Le docteur pouvait voir les manifestations physiques directes du refus de Tom à s'exprimer tandis que le garçon se tortillait en s'enfonçant un peu plus dans son siège, se déplaçant pour accroître la distance entre eux.

“Bien,” répondit Tom, le ton neutre. Il avait recommencé à se mordiller la lèvre.

“Est-ce qu'il continue à être le petit frère de base en te tapant sur le système ?” demanda le docteur Engle, essayait d'alléger l'atmosphère en ayant recours à un ton taquin.

“Je suppose,” marmonna Tom. Est-ce que c'était la bonne réponse ? Est-ce que c'état ce qui était “normal” ? Est-ce que c'était ça que le docteur Engle voulait entendre ? Tom sentait que la conversation dérivait vers un sujet plus sérieux, et ses mains furent de nouveau moites. Il attendait que l'épée de Damoclès qu'il avait au-dessus de la tête s'abatte. Il attendait que le docteur Engle lui dise qu'il savait ce que Bill et lui avaient fait la nuit précédente et qu'ils allaient être séparés.

“Est-ce que tu es parfois en colère contre Bill ?” s'enquit le médecin, regardant Tom avec attention.

“Non,” répondit rapidement Tom, sans penser à sa réponse. Il était tellement nerveux qu'il avait du mal à continuer à jouer la comédie, et il ne remarqua pas que sa réponse était complètement incohérente avec la précédente, ce qui en faisait un mensonge évident. Tout ce à quoi il arrivait à penser était la façon dont ils l'avaient accusé de faire du mal à Bill la dernière fois. Il ne pouvait pas les laisser croire qu'il faisait du mal à Bill.

“Donc, Bill te tape sur le système mais tu n'es jamais en colère contre lui ?” demanda le docteur Engle, sceptique, faisant exprès de souligner l'incohérence. Non seulement les réponses ne concordaient pas, mais en plus c'était une question piège. Les fratries étaient toujours traversées par des conflits de temps à autres. Les enfants ne prétendaient n'être jamais en colère avec leurs frères et sœurs que quand ils cachaient quelque chose.

“Oui... Je veux dire... Non... umm... Je veux dire... uhh... Je veux dire que je me mets en colère mais on ne se bat plus,” essaya d'expliquer Tom. Il ne se rattrapait pas très bien, surtout s'il l'on considérait la façon qu'il avait de buter sur ses mots.

“Et bien, je suis content d'entendre ça. C'est très important d'apprendre à résoudre vos problèmes sans avoir recours à la violence,” répondit le docteur Engle, laissant la gaffe passer pour le moment. Il commençait à se faire une idée, mais il ne fallait pas qu'il cherche à démasquer Tom tout de suite. Il fallait tout d'abord qu'il parle avec Bill. Quand le docteur Engle remarqua le sang qui perlait sur la lèvre inférieure de Tom du fait de ses mordillements nerveux répétés, il décida que le plus âgé des jumeaux en avait eu assez pour le moment. Il allait simplement parler en tête-à-tête avec Bill pendant un moment, puis il les réunirait en vue d'obtenir des réponses.

“Tu n'as pas l'air d'être d'humeur à discuter, Tom. Peut-être que Bill et toi dévirez échanger de place pendant un petit moment ?” demanda le médecin, essayant de ménager les besoins de Tom.

“Non !” cria Tom avant de pouvoir s'en empêcher. Son cœur battait à tout rompre. Il savait que Bill ne supporterait pas de subir un interrogatoire. Avant qu'ils ne quittent la maison ce matin-là Bill avait pleuré hystériquement et avait supplié Tom de ne pas laisser le docteur Engle lui parler. Le garçon qui avait toujours été la voix de son frère était à présent si terrifié qu'il l'implorait de faire la même chose. “Je... umm... Je veux vous parler de certaines choses,” dit Tom pour couvrir son éclat. Maintenant il ne lui restait plus qu'à penser à ce dont il allait parler.

Le docteur Engle fronça les sourcils. Il y avait quelque chose qui n'allait vraiment, mais vraiment pas du tout. Il était évident que Tom ne voulait pas qu'il parle à Bill, mais pourquoi ? Pendant un tout petit instant terrifiant, le docteur Engle envisagea la possibilité qu'il ait eu tort deux ans auparavant quand il avait estimé que Tom n'abusait pas de Bill. C'était une horrible perspective, que le docteur Engle ne voulait pas considérer, mais la peur qu'il avait vu dans les yeux de Tom quand il avait évoqué le fait de parler seul à seul avec Bill rendait le médecin extrêmement mal à l'aise. Il n'allait pas faire de conclusion hâtive, mais une fois encore il allait lui falloir mettre un peu de pression pour obtenir des informations.

“Tom, tu sais bien que l'on peut parler de tout ce que tu veux, mais maintenant c'est le tour de ton frère. Il faut être juste. On peut planifier un autre rendez-vous pour que toi et moi parlions en tête-à-tête,” dit fermement le docteur Engle. En temps normal il aurait laissé Tom rester et parler de ce qu'il avait en tête, mais le docteur Engle était convaincu que Tom mentait et essayait juste d'éviter que Bill ne lui parle, et ça ce n'était pas acceptable.

“Mais... je...” commença à balbutier Tom.

“Tom, pourquoi est-ce que tu ne veux pas que je parle à ton frère ?” demanda-t-il abruptement.

“Je... je...” bégaya Tom. Il n'arrivait pas à trouver les mots. Une fois de plus, il échouait à protéger Bill. L'enfer qu'ils avaient dû traverser après avoir été attrapés la première fois était en train de recommencer depuis le début, mais maintenant Bill allait devoir faire face aux questions tout seul. Tom n'avait pas oublié combien Bill était été bouleversé la dernière fois. Tom se roula en boule sur le divan, serrant les poings et cachant son visage contre ses genoux. Il ne pouvait juste pas le faire encore, pas une fois de plus.

Le docteur Engle n'attendait pas de vraie réponse de la part de Tom. Il était évident qu'il n'en aurait pas. Il se leva simplement de son fauteuil et alla à son bureau. Une petite plainte s'échappa de Tom lorsqu'il pressa le bouton de l'interphone pour faire venir Bill, tout comme il l'avait fait la dernière fois que ceci s'était produit. La conversation avec sa secrétaire fut de courte durée, l'informant simplement qu'elle devait envoyer Bill dans son bureau.

“Je te reparlerai après la séance de ton frère,” dit fermement le docteur Engle, mais pas méchamment. Il était très clair qu'il voulait que Tom retourne dans la salle d'attente, et que montrer son désaccord n'était en aucun cas une option.

Tom envisagea de se jeter au sol et de se mettre à hurler comme il l'avait déjà fait une fois lors d'une de leurs toutes premières sessions avec le docteur Engle. Cela lui avait permis d'arriver à ses fins quand il avait cinq ans, mais Tom doutait que cela soit aussi efficace maintenant. Il ne savait pas ce qui marcherait. S'il coopérait et laissait Bill seul, ils lui prendraient peut-être Bill. S'il ne coopérait pas et qu'il se battait, cette fois encore peut-être qu'ils lui prendraient Bill.

La porte s'entrebâilla et le docteur Engle aperçut le jumeau aux cheveux courts qui jetait avec hésitation un coup d'œil dans la pièce. “Entre, Bill. Tu sais bien que le docteur Engle est un gentil monsieur. Il ne faut pas que tu sois inquiet,” dit Simone d'un ton rassurant tandis qu'elle marchait derrière Bill et ouvrait la porte en grand. Bill entra à petits pas, gardant les yeux au sol. Il n'avait pas encore réalisé qu'il était là pour échanger de place avec Tom et non pas pour le rejoindre.

Le docteur Engle adressa un sourire rassurant à Simone ; il lui faisait silencieusement savoir que tout était sous contrôle même si la tension était clairement présente. Son attention retourna sur Tom, qui était toujours roulé en boule sur le divan et refusait de bouger. “Tom, va avec ta mère,” dit-il fermement. Le docteur était tellement focalisé sur Tom qu'il rata le regard terrifié de bête traquée qui apparut dans les yeux de Bill quand il réalisa qu'il allait être seul.

Tom finit par se déplier et par descendre du divan, mais seulement parce qu'il ne pouvait pas laisser Bill debout ici, tremblant et incertain quant à la suite des événements. Heureusement il aurait à passer à côté de lui pour rejoindre la porte, et alors qu'il s'y rendait, il saisit la main de Bill, la serrant fort dans la sienne. Leurs yeux se connectèrent un instant, ceux de Bill suppliants et ceux de Tom affichant un calme forcé. Tom ne laisserait pas son frère voir à quel point il était effrayé. Bien qu'ils aient tous les deux été aussi terrifiés l'un que l'autre en apprenant qu'ils avaient rendez-vous ici, Tom s'était forcé à rester calme, pour le bien de son frère. Leur relation était comme une balançoire. Si l'un était faible, l'autre devait être fort. C'était la seule façon dont ils arrivaient à réagir quand ils avaient l'impression que le monde entier était contre eux.

L'un des jumeaux fut escorté au-delà de la porte par Simone tandis que l'autre se voyait désigner le divan par le docteur Engle. La porte se referma et Bill se plaça en boule sur le divan. Les doigts de sa main droite montèrent immédiatement à sa bouche où il se mit à se ronger les ongles, qu'il avait pourtant déjà courts. C'était une nouvelle habitude qu'il avait prise, mais il ne le faisait en général que lorsqu'il était nerveux et éloigné de Tom. Le docteur Engle sourit gentiment et attrapa une boîte de crayons de couleur ainsi qu'un bloc de papier sur son bureau. Il les tendit au garçon nerveux avant de s'asseoir à sa place habituelle dans le fauteuil en face de lui. Bill aurait probablement refusé s'il les lui avait proposés oralement comme il l'avait fait avec Tom, mais une fois que Bill eût les crayons en main il se dit qu'il ferait tout aussi bien de les utiliser.

“Tu as l'air nerveux, Bill. Est-ce que c'est parce que cela fait longtemps que tu n'es pas venu ici ?” demanda le médecin.

Les petits doigts saisirent délicatement un crayon bleu et Bill commença à dessiner. La page fut rapidement emplie de couleur ; les mouvements de la main de Bill étaient imprévisibles et rapides, alors que lorsqu'il était plus jeune il dessinait des lignes contrôlées et réfléchies. Le dessin ne semblait pas avoir de forme précise, mais l'attention de Bill était toute entière focalisée dessus. Il ne dit rien au médecin, lui refusant même ne serait-ce qu'un petit mouvement de la tête.

“Tu ne veux pas me parler aujourd'hui, Bill ? Avant tu étais tellement bavard. Il doit vraiment il y avoir quelque chose qui t'embête,” observa le docteur Engle. Le silence de Bill couplé avec le dessin sombre et imprévisible était plus que suffisants pour lui permettre de dire cela. Le crayon noir prit la place du bleu, et la tension nerveuse continua à s'accumuler sous les yeux du docteur Engle. Venait-il de faire une nouvelle erreur ? S'était-il mépris sur les jumeaux ? Avait-il obligé Bill à subir une situation où il était abusé ? Son instinct lui avait dit que les garçons ne se faisaient pas de mal l'un à l'autre, mais son instinct avait très bien pu se tromper. Ce ne serait alors pas la première fois qu'il aurait mal jugé ces mystérieux jumeaux.

Le crayon noir fut pressé à mort contre la table, au point que le bout de la pointe cassa. Bill continua à dessiner comme si de rien n'était. Deux silhouettes prenaient forme dans l'océan de bleu marine, mais le garçon continuait à ne pas prononcer un mot. Bill ne prendrait pas le risque d'accorder ne serait-ce qu'un très bref contact visuel au docteur Engle.

“C'est un dessin intéressant, Bill. Tu veux bien m'en dire un peu plus ?” demandant le docteur Engle, retombant dans les vieux standards de la pédopsychiatrie.

“C'est rien,” chuchota Bill, sa voix à peine plus tenue qu'un murmure. Si la pièce n'avait pas été aussi silencieuse le médecin n'aurait pas du tout pu l'entendre.

“Là on dirait deux personnes. Est-ce que c'est Tom et toi ?” Le dessin était plutôt abstrait, mais grâce aux cours de thérapie artistique qu'il avait suivis, le docteur Engle était capable d'en deviner le contenu.

“Non,” murmura Bill, son hésitation et son ton indiquant qu'il mentait. Il était évident que Bill ne s'était pas attendu à ce que le docteur Engle devine ce qu'il était en train de dessiner.

Le docteur soupira. Il ne s'était pas attendu à être confronté à une telle résistance, surtout de la part de Bill. Il s'était attendu à juste devoir faire un petit check-up avec les garçons. C'était censé être une séance pour qu'ils discutent de leur dispute récente, du nouvel ami qu'ils s'étaient fait, et de leur entrée prochaine au collège. Le petit check-up avait viré au sérieux au moment même où il avait posé les yeux sur les jumeaux, qui étaient si nerveux. Il y avait quelque chose qui se tramait et il lui fallait mettre le doigt dessus.

“Bill, est-ce que tu sais pourquoi tu es là aujourd'hui ?” demanda le docteur Engle. Il prenait un risque en étant aussi direct avec un enfant qui n'avait que dix ans, mais le docteur Engle n'était pas disposé à continuer à perdre du temps en essayant de soutirer en douce des réponses aux garçons. C'était une sensation viscérale : il commençait à penser que les jumeaux et lui avaient des idées diamétralement opposées quant à l'utilité de cette séance. Tout dans le comportement des jumeaux hurlait “Nous avons un secret”.

Le crayon fut pressé encore plus fort sur le papier, et cette fois-ci c'est toute la mine qui se cassa. La résolution de Bill cassa exactement au même instant. Il ne pouvait pas en supporter plus. Le secret était trop gros pour un si petit garçon, et deux ans à jouer la comédie étaient devenus beaucoup trop. “Il ne me fait pas de mal,” chuchota Bill. C'était la même déclaration que celle qu'il avait fait deux ans auparavant, après qu'ils se soient faits attraper, et les mots chuchotés firent que la respiration du docteur Engle se bloqua dans sa gorge pendant un instant.

“Qu'est-ce que tu veux dire ?” demanda le docteur quand il eut réussi à se recomposer.

“Tom ne me fait pas de mal,” clarifia Bill. Les larmes commencèrent à dévaler ses joues, détrempant le dessin qui reposait sur ses genoux. Bill n'avait pas réalisé que ce n'était qu'une coïncidence si ce rendez-vous suivait ce qu'il avait fait avec Tom. Il était convaincu que leur mère les avait surpris et qu'elle avait dit exactement la même chose que la dernière fois au docteur Engle. Bill ne savait pas que son démenti constituait en fait sa confession.

Le docteur Engle lutta pour cacher sa réaction et rester calme tandis qu'il commençait à analyser la situation. L'information qui venait de lui être donnée pouvait conduire à bien des conclusions, qui étaient toutes effrayantes. Les moments comme celui-ci pouvaient amener les plus grands praticiens psychiatres à se remettre en question. La conclusion la plus immédiate était que Tom faisait du mal à Bill, et que le garçon le confessait en disant l'inverse. Peut-être que Tom l'avait forcé à dire ça. Cette explication collait au fait que Tom avait insisté pour que Bill ne lui parle pas seul à seul. Le jumeau le plus âgé avait pu avoir peur que Bill ne parle de l'abus qu'il subissait.

Heureusement, le docteur Engle avait suffisamment d'expérience pour ne pas simplement accepter la conclusion la plus immédiate. La situation requerrait du doigté, et le docteur avait besoin de plus d'informations avant de pouvoir former un jugement. Il pouvait bien voir à quel point cet enfant essayait de se débattre, et il était déterminé à l'aider à traverser ça. C'était après tout la raison pour laquelle il s'était spécialisé en pédopsychiatrie en premier lieu.

“Okay, Bill. Tom ne te fait pas de mal, mais est-ce qu'il te fait des choses qui t'effraient ?” demanda gentiment le docteur.

Bill secoua vigoureusement la tête pour démentir. “Il ne me ferait jamais peur,” insista Bill. Ce n'était pas complètement la vérité. Tom l'avait positivement et complètement terrifié quand lui et Andreas avaient monté un petit numéro qui avait pour but de lui faire croire que Tom était tombé d'un arbre et s'était cassé la jambe, mais Bill était à peu près certain que ce n'était pas à ce genre de choses que le docteur Engle faisait référence.

“Bill, tu te souviens de toutes les choses dont on a parlé quand tu avais huit ans, pas vrai ? Tu te rappelles de la conversation où je t'ai dit que ton corps était privé et n'appartenait qu'à toi ?” demanda le docteur Engle.

“Mais mon corps et celui de Tom sont pareils,” remarqua Bill. Ca n'avait pas de sens pour Bill qu'ils ne puissent pas se regarder ou se toucher l'un l'autre alors que, sous leurs vêtements, leurs deux corps étaient en tous points identiques. Pour Bill, c'était comme si on lui disait qu'il n'avait pas le droit de se regarder ou de se toucher lui-même.

Le docteur Engle dut faire une petite pause à ce moment-là, et prit en considération la perspective de Bill. Il devait bien admettre que ce qu'il disait était complètement évident pour un jumeau monozygote de dix ans. “Je sais Bill, mais toi et Tom n'êtes pas la même personne. Il vous faut quand même respecter le corps de l'autre, et vos corps respectifs n'appartiennent qu'à vous,” lui rappela le médecin.

Bill eut un petit hochement de tête et se tritura nerveusement les doigts. Le dessin avait été délaissé et ses doigts remontèrent à sa bouche. L'expression peinte sur le visage de Bill transpirait la culpabilité, et il commençait à être évident qu'il était complice plutôt que victime. Avant que le docteur Engle n'ait eu l'occasion de poser une autre question à Bill celui-ci prit les devants en lui en posant une lui-même. “Est-ce que vous allez m'enlever Tomi ?” demanda-t-il d'une petite voix terrorisée.

“Bien sûr que non. Qu'est-ce qui te fait penser ça, Bill ?” demanda le docteur Engle. Pas une fois il n'avait évoqué la séparation comme conséquence de ce comportement, et Simone et Gordon avaient bien reçu pour instruction de ne pas non plus l'utiliser comme menace. Il se refusait à utiliser la honte ou la peur pour manipuler ces garçons en vue de les voir obéir. Cela serait à l'encontre de tout ce en quoi il croyait.

La garantie apportée par le docteur Engle n'était pas vraiment suffisante pour réussir à convaincre Bill. Il monta ses genoux à son torse et enroula un bras autour d'eux tandis que son autre main retourna à sa bouche. Bill déglutit difficilement et essaya de rassembler le courage nécessaire pour parler de la chose dont il détestait parler encore plus que le sujet actuel de la conversation. “Après... après que Papa m'ait frappé il a dit que si jamais je retouchais Tomi il me l'enlèverait pour toujours,” confessa Bill.

Il y eut un moment de silence durant lequel le docteur Engle essaya de trouver le sens contenu dans cette déclaration et Bill retint son souffle pour essayer de contenir un sanglot qui lui remontait le long de la gorge. Le docteur Engle savait que les jumeaux continuaient à rendre mensuellement visite à leur père depuis le divorce, mais pour autant qu'il le sache le père n'était pas au courant du comportement des jumeaux. Etant donné le comportement irrationnel de Jörg de par le passé, lui et Simone avaient pris la décision de ne pas lui en parler. Il y avait aussi quelque chose d'indéniable dans la manière dont Bill avait formulé sa confession, qui donnait l'impression que cette déclaration avait directement suivi l'incident.

“Personne ne va t'enlever Tom,” assura le docteur Engle à Bill quand il vit que celui-ci s'était mis à trembler. “Bill, quand est-ce que ton père t'a dit ça ?” demanda-t-il gentiment.

“La première fois qu'on est allés dans sa nouvelle maison,” marmonna Bill entre ses doigts dont il continuait à ronger les ongles.

“Juste après qu'il soit parti ?” demanda le docteur Engle. Un nouvel angle sur la situation se présentait à lui, et malheureusement il conduisait à un problème encore plus important.

Bill hocha lentement la tête et cacha son visage dans ses genoux. Il n'avait jamais parlé de ça, pas même à Tom.

Les morceaux de puzzle commençaient à se mettre en place, et pour la première fois le docteur Engle entrevit ce qu'il avait dû se passer dans la maison des Kaulitz plusieurs années auparavant. Les jumeaux n'avaient jamais voulu en parler, et la conclusion que lui et Simone en avaient tirée était que Jörg avait perdu son calme à cause de bruit et de l'agitation causés par les jumeaux. Il apparaissait aujourd'hui qu'ils avaient dû se tromper.

“Bill... tu n'es pas obligé de parler de ça maintenant si tu n'en as pas envie, mais j'aimerai vraiment beaucoup que tu me dises la vérité. La nuit où ton père t'a frappé, est-ce qu'il vous a surpris, toi et Tom, en train de vous toucher ?” demanda le docteur Engle, la voix douce et calme tandis qu'il abordait ce qui avait dû être un sujet extrêmement douloureux.

Un nouveau petit morceau de la façade de Bill se détacha. Il avait construit une façade si élaborée à présenter à la face du monde, et parfois il avait l'impression qu'il faisait toujours, toujours semblant. Il devait faire semblant devant les adultes de ne pas être proche de Tom. Il devait faire semblant devant Tom de ne pas avoir peur de se cacher et de ne plus avoir mal à cause de ce qui s'était passé avec leur père. Il devait faire semblant devant lui-même de ne pas être en train de subir trop de pression, mais en fait c'était beaucoup trop. C'était beaucoup plus que ce qu'un enfant de dix ans ne pouvait supporter.

Un sanglot secoua le petit corps de Bill tandis que le reste de sa façade s'écroulait et qu'il se retrouvait exposé sans artifice face au docteur Engle. “Il est parti parce que j'ai touché Tom. Il a dit que j'étais détraqué et mauvais et sale et qu'il allait me l'enlever,” pleura Bill. Au moment où les mots sortirent il eut l'impression d'être soulagé d'un poids immense, mais la douleur liée à ces souvenirs était toujours présente.

Bill n'avait jamais parlé à Tom des conversations privées qu'il avait eues avec Jörg quand ils étaient allés le voir. Il n'avait dit à personne que Jörg l'avait frappé plus d'une fois, et que même si Jörg n'était pas au courant de leur relation, il continuait à menacer et à admonester Bill à cause de ce qu'il les avait surpris en train de faire quand ils avaient sept ans. Les visites étaient toujours suffisamment brèves pour que Bill puisse les supporter et continue à faire semblant que tout allait bien, mais la culpabilité qu'il ressentait était de plus en plus pesante et le dévorait peu à peu.

Le docteur Engle se leva de son siège face à Bill pour aller s'asseoir à côté de lui sur le divan. Il tendit au petit garçon en larmes un mouchoir et plaça gentiment sa main sur son épaule. “Bill, écoute-moi. Tu n'es pas détraqué, tu n'es pas mauvais, tu n'es pas sale, et rien de ce qui s'est passé n'est ta faute. Ce n'est pas de ta faute si tes parents ont divorcé, et ce n'est pas de ta faute si ton père t'a frappé,” dit-il fermement. Il ne devait rien lui dire d'autre tant que ce problème n'aurait pas été résolu. Une tentative d'arrêt de la relation entre les jumeaux ne ferait que renforcer les mots cruels que Jörg avait prononcés.

Bill accepta le mouchoir et y enfonça son visage. Les mots du docteur Engle ne le réconfortaient pas vraiment. Il était sûr que tout le monde allait découvrir leur secret maintenant, et cela voulait dire que l'on allait lui enlever Tom. Tom irait vivre avec leur père et il serait avec leur mère. Jörg avait très clairement fait comprendre qu'il les séparerait si jamais ils se touchaient encore, mais Bill n'avait jamais été capable de se détacher de Tom. Maintenant il était convaincu qu'il allait lui falloir payer pour ses erreurs.

Tandis que le docteur Engle essayait de consoler l'enfant en pleurs, son esprit tournait à toute vitesse, triant les informations et essayant de se faire une idée générale de la situation. Bill se sentait coupable de la séparation de leurs parents et il semblait logique que Tom se sente coupable que Bill ait été blessé. Cela expliquerait le comportement surprotecteur et possessif qu'il observait depuis le divorce. Ils s'étaient différenciés comme il l'avait espéré, mais ils entretenaient toujours une relation profonde et continuaient apparemment à se toucher sexuellement. De toutes évidences ils avaient joué une comédie très puissante ; c'était soit ça, soit que les parents vivaient dans le déni. Il y avait tant de perspectives complexes à considérer, mais il y avait quelque chose qui émergeait par dessus tout.

Bill et Tom comprenaient que de continuer leur relation était inapproprié. Ils semblaient de plus croire que ses conséquences impliquaient la séparation et la punition physique. Bill croyait que de continuer serait synonyme de se voir enlever Tom, et Tom croyait que de continuer serait synonyme de voir Bill être blessé, et malgré tout ils continuaient. Ces garçons étaient confrontés à des menaces positivement terrifiantes, et choisissaient de continuer malgré tous les risques. Si ces menaces n'arrivaient pas à séparer les garçons, alors comment pourrait-il bien arriver à ce résultat sans causer plus de mal que ce qui avait déjà été fait ?

Le docteur Engle jeta un coup d'œil à l'horloge. La séance était presque finie, et Bill continuait à pleurer hystériquement. Il était évident que Bill était incapable de se calmer, et le docteur Engle ne pouvait pas faire grand-chose pour lui dans le temps qui leur était imparti. Peut-être serait-il bon de laisser les choses de côté pour l'instant et de programmer un autre rendez-vous. Cela allait nécessiter beaucoup d'efforts et de travail pour remettre les choses à leur place.

“Bill, je te promets que personne ne va t'enlever Tom. Il faut que l'on reparle de tout ça, mais maintenant je vais faire venir Tom et je vais aller parler à votre maman. D'accord ? Respire profondément et hoche la tête si ça te va,” dit doucement le docteur Engle.

L'enfant sanglotant eut une inspiration tremblotante et hocha la tête. Le docteur Engle se leva pour aller contacter la secrétaire et lui dire d'envoyer Tom. Cette fois-ci il demanda que Simone aille l'attendre dans son bureau, et pour une fois il choisit celui qui ne donnait pas sur le miroir sans tain. Il n'était pas nécessaire que Simone voie son fils dans cet état d'hystérie, surtout pas si l'on considérait les nouvelles dont il allait devoir lui faire part.

Le docteur Engle revint s'asseoir auprès de Bill et lui frotta doucement le dos tandis qu'il continuait à lui assurer que tout irait bien. Certains membres de son champ de spécialité considéraient qu'il était inconvenant d'avoir un contact physique avec le patient, mais le docteur Engle faisait passer les besoins des enfants avant sa peur de se voir traîner en justice. Un enfant en larmes avait besoin de réconfort, et il ne pouvait pas lui refuser cela.

La porte s'ouvrit et Tom jeta un coup d'œil à l'intérieur de la pièce. Au moment où il vit son frère sangloter il serra les poings et il fusilla le docteur Engle du regard. Tom ne savait pas ce qu'il s'était passé, mais de toutes évidences le docteur avait fait quelque chose qui avait bouleversé Bill et il n'allait pas laisser passer ça. Par chance, le docteur Engle était assez intelligent pour désamorcer l'explosion imminente.

“Tout va bien Tom. Bill et moi avons parlé de choses qui le rendent tristes mais il va se remettre,” dit calmement le médecin, faisant signe à Tom de s'approcher. Le docteur Engle se leva du divan et laissa Tom s'y asseoir. Bill se jeta immédiatement sur son frère, enfonçant son visage dans ses cheveux et pleurant doucement. Le médecin put très vaguement entendre Bill murmurer “Je suis désolé”, encore et encore, laissant Tom anxieux et confus.

“Tom, je sais ce qu'il s'est passé mais vous n'allez pas avoir d'ennuis. Toi et Bill n'allez pas être séparés. Il faut juste que l'on parle un petit peu plus en détails de tout cela, d'accord ? Bill, quand tu te sentiras mieux j'aimerai que tu dises à ton frère ce dont nous avons discuté,” dit le docteur Engle tandis qu'il s'agenouillait au niveau des garçons. Il attendit que tous deux aient hoché la tête avant de les laisser se consoler l'un l'autre tandis qu'il irait parler avec leur mère. Comment allait-il bien pouvoir lui expliquer tout ça alors qu'elle pensait juste venir pour un simple petit check-up ?

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“Comment est-ce que ça s'est passé ? J'espère que les garçons n'ont pas été trop obstinés. Pour une raison qui m'échappe ils semblaient bouleversés à l'idée de venir ici aujourd'hui. Je suppose que c'est de ma faute, vu que je ne les avais pas prévenus et que ça a dû leur sembler tomber du ciel,” dit Simone avec un sourire confiant. Elle était totalement inconsciente du drame qui venait de se jouer dans la pièce remplie de jouets qui se trouvait de l'autre côté du couloir.

Le docteur Engle hésita, toujours un peu secoué par tout ce qui venait de lui être révélé. Les images de l'enfant en pleurs et de son expression de supplication étaient enracinées dans son esprit. Bill voulait si désespérément garder Tom à ses côtés, et Tom voulait si désespérément protéger son petit frère. Le docteur Engle n'était en toute honnêteté pas sûr de savoir comment il allait aborder la situation. Comment pourrait-il arriver à convaincre ces garçons de s'éloigner quand ils ne le faisaient pas même lorsqu'ils étaient confrontés à de si grandes menaces ? Si vraiment ce n'était pas possible, tout ce qu'il obtiendrait serait encore plus de souffrance engendrée par ses tentatives pour les éloigner. De quoi les garçons avaient-ils besoin ? Qu'est-ce qui leur ferait le moins de mal ?

Le docteur Engle finit par prendre une décision. C'était une décision qui pourrait tout aussi bien être la pire des décisions qu'il aurait prise de sa vie entière. C'était une décision qui pourrait tourner au véritable désastre, et si c'était le cas cela signifierait aussi la fin de sa carrière. C'était une décision qui le terrifiait, mais tout au fond de son cœur il savait qu'il avait raison.

“Je suis satisfait des progrès des garçons. Ils s'en tirent très bien. La séance fut un peu tendue, mais il semblerait bien que ce soit parce qu'ils ne s'y attendaient pas et que cela faisait quelques temps que je ne les avais pas vus. Cependant, Bill a enfin fini par s'ouvrir et par parler un peu de ses sentiments vis-à-vis de son père. J'espère qu'avec quelques séances supplémentaires nous arriverons enfin à obtenir que les garçons arrivent à démêler et gérer leurs sentiments vis-à-vis du divorce. J'aimerai aussi continuer à les voir pour surveiller ces problèmes d'agressivité que vous m'avez mentionnés. Tom a l'air d'être en colère, mais il semblerait que cela soit lié à ses sentiments pour son père. Si cela vous convient, j'aimerai bien les revoir dans une semaine,” dit le docteur Engle avec souplesse, tissant ses mensonges avec adresse. Il priait silencieusement pour que la fin justifie bel et bien les moyens, espérant avoir fait le bon choix.

Le docteur Engle avait décidé de garder le secret des jumeaux.

 

FIN CHAPITRE 10

 

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