Chapitre 7. Illusion

Perception erronée de la réalité

(Age : neuf ans)

“Il est encore en train de me toucher !” geignit Bill.

“C'est pas vrai !” cria Tom.

“Si !” répliqua Bill, tirant la langue.

“Nan !” dit Tom pour sa propre défense tout en mettant simultanément un coup de pied à Bill au niveau du tibia. Maintenant c'était vrai : touché.

“Maman ! Tom m'a mis un coup de pied !”

“Je le jure devant Dieu, c'est la dernière fois que je vous emmène faire les courses avec moi. A partir de maintenant je choisirai vos vêtements sans vous et vous serez obligés de mettre ce que j'aurais choisi. Pourriez-vous au moins vous tenir jusqu'à ce qu'on rentre à la maison ?” aboya Simone aux deux jumeaux de neuf ans qui se disputaient à l'arrière de la voiture. Leurs chamailleries la rendaient folle, mais en même temps, c'était un soulagement. Car aussi frustrantes qu'elles soient, Simone savait qu'elles étaient normales. Du genre de normal qui avait nécessité qu'ils fassent tant d'efforts.

“Ugh. Va-t'en loin de moi. Tu pues,” geignit Bill tandis qu'il essayait de repousser son frère de son côté de la banquette. La supplication de Simone pour que la dispute cesse était royalement ignorée.

“C'est toi qui as pas pris un bain depuis deux jours,” rétorqua Tom, poussant son frère en retour.

“Au moins moi quand je prends un bain je me lave les cheveux,” argumenta Bill, tirant sur les cheveux blond foncé de Tom.

Simone interrompit leur dispute en jetant un œil d'un air menaçant vers la banquette arrière étant donné qu'ils étaient arrêtés à une intersection. “Tom, tu as recommencé à ne plus te laver les cheveux ? On en a déjà parlé. Tu pourras avoir des dreadlocks quand tu seras plus vieux, mais en attendant il faut que tu te laves les cheveux. Vous irez tous les deux prendre un bain quand on arrivera. Le premier de vous deux qui ouvre la bouche passera le premier.”

Le silence régna en tout et pour tout dix secondes avant que Bill ne laisse échapper un jappement indigné et ne tire sa jambe sur son siège pour y masser l'endroit où Tom venait de lui remettre un coup de pied. “T'es qu'une tache !” cracha Bill à son frère qui souriait triomphalement.

“Merci de te porter volontaire pour passer le premier, Bill,” dit Simone, sardonique.

“Il m'a mis un coup de pied !” protesta Bill.

“Parfait, débrouillez-vous entre vous pour décider qui passera en premier, mais évitez le bain de sang pour une fois,” râla Simone. Elle était frustrée et avait besoin que les garçons la laissent respirer un peu. Passer un après-midi entier à faire les courses avec deux garçons vifs et prompts à chahuter aurait été épuisant pour n'importe qui, mais quelque soit son degré de fatigue, Simone continua à se dire que tout ceci était normal, et que c'était mieux que l'autre alternative.

Les jumeaux râlèrent et se plaignirent durant tout le trajet jusqu'à la maison, et de là ils continuèrent dans les escaliers. Ils n'arrêtèrent de se chamailler que lorsqu'ils entendirent la porte du studio de leur mère claquer et qu'ils surent ainsi qu'ils étaient seuls. La porte se referma derrière eux. Les sacs rapportés de la journée de shopping furent lâchés au sol et en instant ils furent dans les bras l'un de l'autre, trébuchant en arrière jusqu'à ce qu'ils chutent sur le lit de Tom.

“Je t'ai fait mal ?” demanda Tom, avançant la main pour masser l'endroit où il avait mis un coup de pied à son jumeau. Le ton moqueur et irrité qui avait teinté sa voix dans la voiture avait disparu et avait été remplacé par de l'inquiétude.

“Juste un petit peu. Ca vaut le coup,” lui assura Bill en se blottissant plus près jusqu'à ce qu'il se retrouvent fondus, les membres emmêlés, reposant face à face sur le lit de Tom.

“Tu étais méga geignard aujourd'hui. Elle va sans doute nous laisser tranquilles jusqu'au dîner.” sourit Tom.

“Tu pues,” gloussa Bill, enfouissant son visage dans les longs cheveux de son frère et inspirant profondément l'odeur qui était celle de Tom, unique.

“Toi aussi,” se moqua gentiment Tom en retour. Un sourire satisfait apparu sur ses lèvres tandis qu'il attirait Bill à lui pour l'une de ces étreintes interdites qu'ils travaillaient si activement à cacher.

“Tu m'as manqué,” chuchota Bill. Ils avaient passé toute la journée ensemble, mais Tom savait ce que Bill voulait dire. Parfois, quand il fallait jouer longtemps la comédie, c'était presque comme d'être avec quelqu'un d'autre.

“Tu m'as manqué aussi,” chuchota Tom contre les lèvres de Bill. Les yeux clos, les jumeaux hésitèrent, laissant enfler en eux l'anticipation qui précédait le baiser. S'embrasser était différent maintenant qu'ils avaient compris que ce genre de baisers étaient réservés aux amoureux et non aux frères. Etrangement, ils ne ressentaient aucune culpabilité. C'était les autres qui avaient décidé de ces règles ; les autres, qui n'avaient pas d'importance. Découvrir que s'embrasser était “dégueu” ne les avait pas arrêtés, et ça n'était pas non plus le cas en découvrant que c'était tabou.

Bill exhala un soupir tremblotant et se lécha inconsciemment les lèvres. Il n'arrivait plus à supporter l'anticipation. Cela faisait des jours qu'ils n'avaient pas eu un moment seuls. “Tom,” respira-t-il, son souffle chaud contre les lèvres de Tom. “J'ai mal à la jambe. Je crois que tu m'as fait un bleu. Fais-moi un bisou magique pour que ça aille mieux,” demanda-t-il joueusement.

Tom envisagea d'embrasser l'endroit précis où il avait frappé Bill, juste pour faire preuve de mauvaise foi, mais la chaleur du souffle de son frère était bien suffisante pour le tenter et le faire succomber. Il se pencha en avant, plus près, leurs lèvres se frôlant légèrement. Bill ferma les yeux, comme il le faisait souvent quand ils s'embrassaient, mais Tom garda les siens ouverts. Il voulait voir la réaction de Bill quand le baiser se ferait plus exigeant.

~**~

Ca leur avait pris des mois pour perfectionner leur comédie, mais à présent plus personne ne pouvait suspecter les jumeaux Kaulitz de partager des moments si intimes l'un avec l'autre. Aux yeux du monde extérieur, Bill et Tom avaient l'air de deux jumeaux parfaitement normaux. Leurs parents, leurs maîtresses, et même le docteur Engle semblaient convaincus que les problèmes de dépendance et d'intimité excessive que les jumeaux avaient eus étaient désormais derrière eux. Le docteur était le plus difficile à tromper, mais une fois que les jumeaux eurent convaincu leur mère qu'ils étaient normaux, leurs visites au docteur Engle s'espacèrent.

Durant les premières semaines les jumeaux avaient trop essayé d'avoir l'air désintéressés par l'autre. L'atmosphère qui entourait les jumeaux semblait au bord de la rupture à cause de la tension qui y régnait, et ils avaient peur de ne serait-ce que s'adresser la parole. Quand il y avait d'autres gens autour d'eux ils essayaient de prétendre que leur jumeau n'existait tout simplement pas. Bien évidement le docteur Engle avait vu clair dans leur petit jeu et avait très longuement parlé avec eux pour leur expliquer que c'était okay d'être proches comme des frères “normaux” l'étaient.

Le mot “normal” était ce qui avait attiré l'attention de Tom. Il fallait qu'ils agissent normalement, mais d'abord il leur fallait savoir ce qu'était la normalité. Une semaine entière passée à observer d'autres fratries à l'école et à la télévision leur avait été nécessaire pour se faire une idée assez précise de ce à quoi des comportements fraternels “normaux” ressemblaient. Une fois qu'ils eurent compris ça, le reste n'était plus qu'une question d'imitation.

Leur supercherie requérait un équilibre délicat pour avoir l'air authentique. Cela n'aurait pas été crédible si les jumeaux étaient passés d'une intense intimité à de la distance et de la rivalité en une seule nuit. Au début ils avaient faits de nombreuses erreurs ; des erreurs qui auraient rendu le docteur Engle éternellement suspicieux quant à ce qu'ils tramaient. Heureusement, leurs parents étaient plus disposés à vouloir tout oublier. Ils voulaient désespérément croire que les jumeaux étaient normaux, et donc ils avaient fermés les yeux sur ces signes évidents de supercherie.

La dissimulation s'était élevée au rang d'art pour Bill et Tom. Ils étaient passés maîtres dans l'art d'équilibrer juste assez d'amour fraternel et de rivalité entre frères pour présenter une façade crédible aux yeux du reste du monde. Au moment où ils étaient de nouveau seuls, ils murmuraient les mots “juste faire semblant” et la façade s'évaporaient pour quelques merveilleux instants. Depuis qu'ils s'étaient faits attraper les jumeaux n'avaient plus rejoué aux “jeux secrets” qui avaient rendu leur comédie nécessaire, mais leurs jeux n'étaient pas ce qui était important. Des étreintes interdites, quelques baisers brefs mais intenses, un lit partagé pendant la nuit, et la certitude qu'ils ne pourraient pas être séparés étaient suffisants pour satisfaire les jumeaux.

Les adultes étaient contents de savoir que leur plan avait marché, les jumeaux étaient contents de savoir que leur plan avait marché, et toutes les parties impliquées ne voyaient pas qu'elles n'auraient pas pu plus se tromper.

Les adultes ne voyaient pas la proximité que les jumeaux continuaient à partager. La rivalité et les chamailleries entre les jumeaux semblaient un signe évident qu'ils grandissaient chacun de leur côté et s'individualisaient. Ils commençaient même à s'habiller différemment. Tom suppliait qu'on lui accorde des dreadlocks et Bill suppliait qu'on lui accorde une teinture des cheveux. Tom apprenait à jouer de la guitare et Bill était fasciné par l'écriture de paroles de chansons. Ils avaient des goûts musicaux différents maintenant, et Simone commençait à apprécier de voir ses garçons développer leur propre personnalité. Ils continuaient à jouer tous les deux, mais avec la distance que les gens attendaient d'eux.

Les jumeaux ne voyaient pas la distance qui grandissait peu à peu entre eux. Ils se disaient que c'était juste faire semblant. Ils s'habillaient différemment parce que c'était ce que les gens voulaient. Ils avaient des hobbies différents parce que c'était ce que les gens voulaient. Ils aimaient des choses différentes parce que c'était ce que les gens voulaient. Quand ils se battaient ce n'était que pour gagner quelques minutes seul à seul quand leur mère devenait trop frustrée pour tolérer leur présence.

Encore et encore ils se répétaient qu'ils faisaient juste semblant, et ils se le prouvaient l'un à l'autre dans leurs moments d'intimité, passionnés. Malheureusement, cette intimité ne parviendrait pas à cacher la vérité pour toujours. Les jumeaux grandissaient chacun de leur côté. Ils voulaient s'habiller différemment. Ils avaient des hobbies différents. Ils aimaient des choses différentes. Parfois, quand ils se battaient il y avait de la vérité et de l'honnêteté derrière leurs mots cruels. Parfois les jumeaux s'ennuyaient vraiment l'un l'autre, et parfois ils voulaient vraiment un peu d'air pour respirer, mais ils ne pouvaient pas l'admettre, ce que soit à eux-mêmes ou à l'autre.

“Just Faire Semblant” avait été instauré pour jouer la comédie qui non seulement permettait de cacher la vérité à leur famille, mais aussi de se cacher à eux-mêmes la vérité. La rivalité était le genre de comédie qu'ils jouaient à leurs parents, mais l'intimité était le genre de comédie qu'ils se jouaient à eux-mêmes. Malheureusement, la distance devenait de plus en plus dure à ignorer.


~**~

“Tu veux venir à la maison ?” demanda le petit garçon blond assis à côté de Bill. Il avait une expression pleine d'espoir sur le visage tandis qu'il tirait nerveusement sur quelques brins d'herbe devant lui. Il était évident que l'attention de Bill était focalisée ailleurs et Andreas devait toujours se battre pour l'attirer, mais Bill était le seul vrai ami qu'il avait. Se battre pour devoir attirer l'attention de Bill valait carrément le coup.

“Hmm ?” marmonna Bill. Il avait de nouveau le regard perdu dans le vague, se demandant où était Tom. Ils auraient déjà dû se retrouver. Après l'école ils se séparaient souvent pour jouer avec leurs propres amis et faire ce qu'ils avaient à faire, mais ils se retrouvaient toujours pour rentrer à la maison. “Oh... uh... Désolé, je peux pas. Moi et Tom on a des projets,” répondit-il en se secouant hors de sa rêverie, réalisant ce qu'Andreas lui avait demandé.

“Peut-être demain alors,” bredouilla Andreas, ne parvenant pas à cacher la déception dans sa voix. Bill avait toujours des projets avec Tom.

Bill était trop pris dans ses propres pensées pour remarquer l'intonation blessée de la voix de son ami. “Ouais, demain,” répondit-il tandis que ses yeux scrutaient la cour dans le but de retrouver la trace de son frère.

“Tu veux que je te raccompagne ?” proposa Andreas. Au moins comme ça il pourrait passer un peu plus de temps avec Bill avant que son stupide jumeau ne lui vole une fois de plus.

“Non, je vais aller chercher Tom,” répondit Bill, prenant la décision de ne pas attendre plus longtemps. Il sauta sur ses pieds, épousseta l'herbe de son pantalon et saisit son sac. “A demain, Andi,” dit-il par-dessus son épaule tout en détalant pour aller chercher son frère.

Andreas soupira et retomba dans l'herbe, une fois de plus délaissé au profit de Tom. Parfois, c'était vraiment naze d'avoir un meilleur ami qui avait un jumeau.

Tandis que Bill cherchait dans le parc qui bordait leur école, il commença à s'inquiéter en se demandant si son frère n'était pas rentré sans lui. Tom n'était visible nulle part. Il ne traînait pas dans le bac à sable. Il n'était pas sur les terrains de basket. Il n'était même pas dans le champ où il jouait parfois au football avec d'autres garçons. Bill était sur le point d'abandonner et de rentrer tout seul quand il décida finalement d'aller vérifier à un dernier endroit.

La lisière du parc bordait un espace boisé, et bien que l'on ait interdit à tous les enfants d'aller jour dans les bois, parfois il y en avait qui s'y rendaient furtivement pour éviter les ennuis ou ne pas être vus. Bill n'imaginait pas Tom faire quelque chose comme ça, mais il fallait qu'il vérifie. “To-mi,” appela Bill d'une voix chantante pour couvrir sa nervosité tandis qu'il cherchait. Il ne voulait pas vraiment s'approcher des bois seul, mais il avait vraiment le pressentiment qu'il y trouverait Tom.

“Tom ?” dit Bill, le mot murmuré presque de façon inaudible. Le choc de ce que Bill vit le fit se pétrifier sur place et le laissa soudainement sans voix. Il avait trouvé Tom, mais pas comme il s'était attendu à le trouver. Bill s'était inquiété, craignant de trouver son frère et d'autres garçons en train de faire des bêtises ou peut-être même de se battre. Ce qu'il découvrit était encore bien pire.

Tom était debout, à la lisière du bois, le dos tourné à son frère tandis qu'il enroulait les bras autour d'une petite rousse de leur classe. Elle s'appelait Anna, et elle avait dit que Tom était mignon. Tom avait rougi et s'était tu quand elle lui avait parlé pour la première fois, mais quand elle avait suggéré qu'ils laissent les autres enfants et aillent quelque part pour parler, il n'avait pas su comment refuser. Anna avait des yeux verts brillants et des taches de rousseur éparpillées sur les joues. Quand elle parla, Tom se retrouva à fixer ses douces lèvres roses plutôt qu'à écouter ses mots, et quand elle se pencha en avant et pressa les dites lèvres sur les siennes, il sentit son ventre papillonner comme c'était le cas lorsqu'il était avec Bill. Maintenant il avait les bras autour d'elle, et Anna faisait papillonner son ventre encore plus.

Bill essuya ses larmes sur sa manche tandis qu'il regardait la scène qui avait lieu sous ses yeux. Un étrange sentiment l'envahit, menaçant de le submerger, et il lutta pour l'identifier. C'était un peu comme quand quelqu'un lui volait quelque chose qui était à lui, et un peu comme quand quelqu'un avait quelque chose qu'il voulait et savait qu'il ne pouvait avoir. La sensation fit se retourner son estomac et il eut un goût de bile sur la langue. Cet étrange sentiment initial s'évanouit, et à la place déferla une montée de colère. Le plus étrange c'était que Bill n'était pas vraiment sûr de savoir contre qui il était en colère. Sa haine fit surface et s'échappa hors de lui avant qu'il n'ait pu la contenir.

“Je te déteste !” hurla Bill, ne sachant pas sur qui il criait. Tom se pétrifia puis se retourna vivement pour faire face à son frère. Malheureusement, Bill s'enfuyait déjà loin de lui. Tom avait en quelque sorte perdu la notion du temps et avait oublié qu'il était censé rentrer avec Bill.

“Bill, attends !” cria Tom derrière lui. Il lâcha Anna et courut après Bill, laissant la petite rousse confuse contre l'arbre, se demandant ce qu'il venait de se passer. Elle était furieuse que Tom la laisse en plein milieu de leur baiser, mais amusée à l'idée qu'elle ait pu rendre l'autre garçon mignon jaloux. Anna avait raison de penser qu'elle avait rendu Bill jaloux, mais ce qu'elle ne réalisa pas était que Bill était jaloux d'elle, et non pas jaloux de Tom.

Tom fila à la suite de Bill, mais le plus jeune des jumeaux avait une bonne tête d'avance et avait toujours été un peu plus rapide que son frère. Bill fut hors de vue avant que Tom n'ait eu la moindre chance de le rattraper, et Tom n'eût pas d'autre choix que de rentrer seul à la maison et d'espérer que Bill l'écouterait quand il arriverait.

Cependant, tandis que Tom faisait seul le chemin jusqu'à la maison, qui ne lui avait jamais paru aussi pénible, il réalisa qu'il ne savait en fait pas du tout ce qu'il allait dire à Bill. De toute évidence, il avait été blessé que Tom embrasse Anna. Tom s'était senti coupable de le faire avant même que Bill ne se montre, mais il ne comprenait pas pourquoi. Etait-ce parce qu'il faisait quelque chose sans Bill ? Etait-ce parce qu'il avait oublié de rentrer avec lui ? Etait-ce parce qu'il portait de l'attention à quelqu'un d'autre que Bill ? Plus Tom approchait de la maison, plus il était confus. Au moment où il atteignit la porte il décida qu'il ne pouvait juste pas parler à Bill. Pas avant qu'il n'ait trouvé.

~**~

“Je suis rentré. Je ressors,” appela Tom à l'intention de sa mère qui se trouvait dans la cuisine tandis qu'il balançait son sac par terre et se dirigeait tout droit vers la porte de derrière. Bill était déjà probablement monté dans sa chambre, mais Tom n'était pas prêt à lui faire face.

“D'accord, chéri. Est-ce que Bill est avec toi ?” demanda Simone, ne levant même pas les yeux des légumes qu'elle était en train de couper. Non seulement Simone arrivait à différencier les jumeaux quand ils étaient habillés pareils, mais elle pouvait aussi les identifier à leur seule voix.

“Non, il est parti avant moi,” répondit Tom, se mordant nerveusement la lèvre et priant pour qu'elle ne demande pas pourquoi.

Simone soupira et continua à hacher les légumes, mais avec un peu plus de force. Au ton de Tom, elle pouvait dire que quelque chose n'allait pas. “J'espère que vous allez au moins essayer de vous réconcilier, et je ne veux pas que vous rentriez seuls, peu importe à quel point vous vous soyez disputés,” gronda-t-elle.

“Désolé,” murmura Tom, le mot lui paraissant complètement inapproprié alors qu'il franchissait ses lèvres. Il se dépêcha d'aller à la porte de derrière, voulant s'échapper avant que les questions ne reprennent.

Tom passa le reste de l'après-midi à jeter rageusement des pierres contre la haie jusqu'à ce que son bras ne fatigue et qu'il n'y ait plus de cailloux. Ce qui s'était passé avec Anna et la réaction de Bill n'avait toujours pas de sens pour lui, et plus Tom passait de temps sans en parler avec Bill, plus il se sentait mal. Tom s'apprêtait à ramasser les pierres qu'il avait déjà jetées et à recommencer quand Simone passa la tête par la porte et l'appela pour le dîner. La pierre que Tom avait en main s'écrasa sur la haie et Tom rentra à contrecœur, effrayé de ce à quoi il devrait faire face en s'asseyant à table avec Bill.

La cuisine était remplie de l'odeur de lasagnes fraîches, ce qui aurait normalement mis Tom de merveilleuse humeur. Cependant, la place vide en face de lui était suffisante pour l'assombrir encore un peu plus. Sur la table reposait le plat de pâtes fumant que Tom aimait tant, mais il n'était entouré que de trois couverts.

“Maman, où est Bill ?” demanda Tom avec hésitation.

“Il dîne chez Andreas ce soir,” répondit-elle en apportant du pain frais et un plat de légumes de saison sur la table. “Lave-toi les mains, Tom,” lui rappela-t-elle.

Tom se lava les mains et s'assit à côté de la place vide qui aurait dûe être occupée par son frère. Une étrange sensation pesait sur l'estomac de Tom. C'était une sensation qui lui disait que quelque chose n'allait pas du tout. Tom mangea son dîner en silence ce soir-là, touchant à peine à son plat préféré tandis que sa mère et son beau-père parlaient de leurs journées.

“Il y a quelque chose qui ne va pas, Tom ?” demanda Gordon après que Simone lui ait jeté un regard inquiet et ait fait un geste vers l'assiette à peine entamée de Tom.

“Non,” marmotta Tom, remuant sa nourriture dans son assiette sans jamais porter la fourchette à sa bouche.

“Bill et toi vous êtes encore disputés ?” sonda Gordon. Simone aurait bien posé la question elle-même, mais parfois Gordon s'y prenait juste mieux pour tirer des confessions aux garçons, notamment en ce qui concernait leurs disputes. Simone supposait que c'était parce qu'ils avaient le sentiment qu'ils pouvaient se sentir plus proches de lui. Lui au moins savait ce que c'était que d'avoir un frère.

“Non,” répondit Tom. Les lasagnes subissaient le courroux de sa fourchette, étant de moins en moins appétissantes tandis qu'il les réduisait en bouillie.

“Il y a quelque chose qui s'est passé à l'école ?” chercha-t-il plus avant. Simone se tordait nerveusement les mains et négligeait sa propre assiette. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas vu Tom agir comme ça, et elle commençait à se demander avec inquiétude s'il ne faudrait pas retourner voir le docteur Engle. Si Tom ne parlait qu'à peine à la maison, en général cela voulait dire qu'il recommençait à ne plus parler du tout à l'école.

“Non,” dit-il de nouveau. Les brocolis dans son assiette étaient éventrés et écrasés de façon répétée, jusqu'à ce qu'ils deviennent méconnaissables. “Je peux sortir de table ?” demanda-t-il, son regard toujours fixé sur son assiette.

“Pas avant que tu ne nous aies dit ce qui ne va pas,” insista Simone. Ce n'était pas la meilleure des techniques éducatives, mais elle était désespérée. L'expression du visage de Tom et le ton de sa voix la rendaient malade d'inquiétude. Il y avait aussi le fait que Bill n'était tout simplement pas rentré à la maison et ait appelé directement de la maison d'Andreas à la place. Ce qui l'inquiétait le plus était que Tom ne semblait même pas savoir où son frère était. Ca ne leur ressemblait pas du tout, même quand ils étaient fâchés.

“Il y a rien !” cria Tom. Sa fourchette valdingua contre son assiette avec fracas et il se poussa loin de la table.

“Tom, calme-toi. Ta mère et moi sommes juste inquiets. Si quelque chose ne va pas tu sais que tu peux nous le dire, et si tu ne veux pas nous le dire alors tu peux toujours retourner voir le docteur Engle,” proposa Gordon. La phrase ne sonnait pas comme une menace, mais étant donné comme Tom était tendu, c'est ainsi qu'il la prit.

“J'ai pas besoin de voir un stupide docteur ! C'est rien. C'est stupide. Juste une stupide fille et un stupide baiser !” cria Tom, sautant à bas de sa chaise et courant aux escaliers sans attendre la permission. La porte de la chambre de Tom claqua et Simone et Gordon se retrouvèrent assis seuls à table, en état de choc.

“Est-ce qu'il a bien dit quelque chose à propos d'un baiser ?” demanda Gordon, gloussant doucement. Il aurait dû savoir que c'était une fille. Le premier amour d'un garçon était très clairement suffisant pour le mener à la faim et à l'incohérence.

“Il est trop jeune,” dit Simone, inquiète. Ses garçons étaient toujours des bébés. Ils ne devraient pas penser aux filles.

“C'est sans doute juste une petite amourette sans danger, Simone. J'ai eu mon premier baiser quand j'avais son âge. Les enfants aiment jouer aux amoureux. En plus, ça devrait être un soulagement, non ?” souligna Gordon, pointant l'évidence. Simone ne voulait peut-être pas que ses garçons grandissent, mais ceci était très clairement un signe que les jumeaux créaient des relations avec d'autres personnes. Et ceci était très exactement ce pour quoi ils étaient censés avoir fait tant d'efforts.

“Je suppose que tu as raison,” soupira Simone.

~**~

 

Soixante-quinze, soixante-seize, soixante-dix-sept... Tom comptait les gouttes de pluie qui roulaient le long de sa vitre après la dernière trombe d'eau. Il s'était enfermé dans sa chambre depuis le dîner, ne désirant voir personne depuis qu'il avait explosé à table. Il n'était pas censé avoir dit ce qu'il avait dit, et Tom ne pouvait qu'imaginer les problèmes dans lesquels il était maintenant fourré. Si embrasser Bill lui avait causé tellement d'ennuis, il était alors sûr que d'embrasser une fille de l'école serait au moins deux fois pire. Tom se demandait combien de temps cela prendrait avant qu'on ne le tire retourner voir le docteur Engle.

Tom roula dans son lit, se dégageant des couvertures et essayant de trouver une position confortable. Il faisait froid dans sa chambre, et Tom n'arrangeait cela en rien vu qu'il insistait pour dormir en boxer. Il avait récemment décidé que les pyjamas étaient pour les petits bébés, et vu que maintenant il avait neuf ans il dormirait en boxer. Cela impliquait qu'il doive dormir sous une montagne de couvertures, mais étant donné que Bill partageait secrètement son lit avec lui pendant la nuit, il n'avait que très rarement froid.

Une douzaine de couvertures empilées sur son lit n'auraient pas suffi à combler l'absence de Bill. Tom l'avait entendu rentrer une heure auparavant. Tom restait allongé là en retenant son souffle, écoutant attentivement les pas de son frère tandis que celui-ci regagnait sa chambre. Ils commençaient toujours par aller dans leur propre chambre, mais dès que leurs parents étaient au lit Bill traversait le couloir sur la pointe des pieds. Les lumières étaient toutes éteintes et la maison était silencieuse depuis quatre-vingt-six gouttes de pluie, mais Bill n'était toujours pas venu grimper dans le lit de Tom. Peut-être qu'il ne viendrait pas. Peut-être qu'il ne viendrait plus jamais. Peut-être qu'il ne voudrait même plus jamais lui parler. Ces possibilités s'entrechoquaient dans la tête de Tom, faisant se serrer son torse et brûler sa gorge.

“Tomi ?” murmura une petite voix dans la chambre plongée dans le noir. Elle était si douce que Tom crut que c'était son imagination qui lui jouait un cruel et mauvais tour pour le tourmenter un peu plus. “Tomi, tu dors ?” reprit la voix. Tom expira bruyamment, soulageant enfin la douleur dans sa poitrine. Le sol craqua doucement tandis que Bill s'avançait à pas de loup, et Tom sentit le matelas s'enfoncer un peu lorsque Bill grimpa dans son lit sans y être invité.

“Je croyais que tu viendrais pas,” murmura Tom, sa petite voix tremblant d'émotions qu'il luttait à réprimer.

“Je viens toujours,” répondit Bill. Il se tortilla plus près, glissant ses pieds froids entre les jambes de Tom, comme il le faisait toutes les nuits. Ca ne prenait qu'une minute pour qu'il se glisse de son lit à celui de Tom, mais pour une obscure raison ses pieds étaient toujours glacés le temps qu'il y arrive. Ca n'avait fait qu'empirer depuis que Tom avait insisté en disant qu'ils étaient trop vieux pour porter des pyjamas de bébés. Ses pyjamas en pilou qui englobaient même les pieds manquaient à Bill, mais Tom savait manifestement de quoi il parlait.

“Tu es pas rentré à la maison,” chuchota Tom. Il avait l'air blessé, mais il y avait aussi une petite touche d'accusation dans sa voix, comme s'il se sentait abandonné. Les pieds gelés de Bill le faisaient frissonner, mais le reste du corps de Bill était chaud, et c'était agréable de l'avoir contre lui.

“Tu as embrassé Anna,” rétorqua Bill, le même ton blessé et accusateur teintant sa propre voix. Il se tortilla plus près jusqu'à ce qu'ils se retrouvent nez à nez, tout comme ils l'étaient toujours dès qu'ils avaient une discussion sérieuse.

Tom se tortilla anxieusement. Pour une fois la proximité de Bill intensifiait son anxiété plutôt que de l'apaiser. Tom ne s'était jamais senti aussi coupable de sa vie sauf une fois, et c'était quand leur père avait frappé Bill. Au mois à ce moment-là il comprenait pourquoi il ressentait ça. Alors que là ça n'avait aucun sens. “J'ai embrassé Anna,” répéta-t-il. Il n'y avait rien d'autre à dire. Il ne pouvait pas le nier, et même s'il voulait dire qu'il était désolé, il ne savait en fait pas pourquoi il était désolé.

“Pourquoi ?” demanda Bill, ayant toujours l'air horriblement blessé, mais il y avait aussi une note de curiosité dans sa question.

“Je sais pas... elle me l'a demandé. Les garçons sont censés embrasser les filles,” répondit Tom. Il était tellement tenté de dire à Bill que c'était juste faire semblant, juste comme tout ce qu'ils faisaient d'autre pour crédibiliser leur couverture, mais il ne pouvait se résoudre à mentir à Bill comme ça. Il n'avait pas embrassé Anna pour faire semblant, et il ne pouvait pas se convaincre que c'était le cas. Il avait aimé embrasser Anna, pas autant qu'il aimait embrasser Bill, mais il avait aimé.

“Est-ce que je devrais embrasser une fille ?” demanda Bill. Il savait que ça n'était pas juste faire semblant. Il l'avait su dès qu'il avait vu Tom ave Anna, mais on aurait dit que c'était ce que Tom essayait de faire croire. Ils faisaient semblant de faire un tas de choses qu'ils ne voulaient pas faire. Bill donnait une chance à Tom de dire que c'était le cas cette fois-ci aussi, et une partie de Bill voulait qu'il la saisisse. Tom pourrait lui mentir et ils pourraient se mentir à eux-mêmes, et peut-être qu'ils pourraient faire comme si ça n'était jamais arrivé.

“Non !” dit Tom d'un ton intransigeant, parlant un petit peu plus fort qu'il ne l'avait voulu. Ils restèrent tous les deux silencieux et immobiles pendant un moment, attendant de voir si leurs parents avaient entendu. “Je veux pas que tu embrasses quelqu'un d'autre que moi,” dit Tom d'un air obstiné, l'air inconscient de sa propre hypocrisie. L'idée que Bill embrasse quelqu'un d'autre le rendait stupide et fou de rage.

“Je veux pas que tu embrasses quelqu'un d'autre que moi,” chuchota Bill. Il avait montré ce qu'il voulait sans même avoir à hausser la voix ou à gronder Tom pour ce qu'il avait fait. En deux petites phrases, il avait obligé Tom à ressentir ce qu'il avait ressenti plus tôt ce jour-là et lui avait fait réaliser ce qu'il avait fait. Bien sûr cela n'avait de sens pour aucun d'eux, mais ça n'avait jamais vraiment été le cas. Ils faisaient ce qui faisait du bien, ils faisaient ce qui rendait l'autre heureux, et ils faisaient ce qui était nécessaire pour rester ensemble. Rien d'autre n'avait d'importance.

“Je le ferai plus,” dit Tom sans hésitation. Il comprenait maintenant et il souffrait de sa culpabilité, réalisant quel genre de peine il avait fait subir à Bill.

“Promis ?” demanda Bill.

“Je promets, mais toi non plus tu peux pas embrasser quelqu'un d'autre,” insista Tom.

“Je le ferai pas… après que j'aurai embrassé Anna,” dit sèchement Bill.

Tom se tendit, se tortillant plus près et enroulant ses bras autour d'un Bill passif. “Je veux pas que tu embrasses Anna,” insista-t-il.

“Je voulais pas que tu l'embrasses, mais tu l'as fait. Il faut qu'on soit à égalité,” dit Bill comme si c'était la conclusion la plus logique de la Terre. En vérité, il ne voulait pas embrasser cette stupide fille, mais par contre il voulait se venger de son frère et il savait que c'était le meilleur moyen de satisfaire cette envie. Une fois qu'il aurait embrassé Anna ils seraient de nouveau à égalité et aucun d'eux ne pourrait se sentir coupable ou blessé à cause de qu'ils auraient tous les deux fait.

“Juste une fois, et après plus jamais personne, d'accord ?” supplia Tom.

“Je promets. Plus jamais personne d'autre,” chuchota Bill en retour, se blottissant dans les bras de son frère et se laissant enfin se détendre. Ils n'avaient été séparés que pendant un après-midi, mais il lui avait tellement manqué. Bill avait voulu le punir par le silence pendant des jours et des jours, mais il n'avait pas pu tenir plus que jusqu'à l'heure de dormir, et encore il avait failli craquer plus tôt que ça. Il ne pouvait tout simplement pas être loin de Tom, quelque soit la colère qu'il ressente envers lui.

“Bill... Tu me détestes ?” demanda Tom, sa voix tremblant de nouveau tandis qu'il se souvenait de ces mots cinglants que son frère lui avait jetés un peu plus tôt ce jour-là.

“Je te détesterai jamais. Je t'aime quoi qu'il se passe. Personne peut nous séparer, tu te rappelles ?” chuchota Bill, se blottissant contre l'épaule de Tom et relevant la tête pour lui embrasser doucement la joue. “Par contre je déteste Anna,” ajouta-t-il.

“Moi aussi,” chuchota Tom en retour, tentant de placer un léger baiser sur les lèvres de Bill.

“Mais tu l'as embrassée. Pourquoi tu la détestes ?” bredouilla Bill contre les lèvres de Tom, manifestement embrouillé.

“Parce que tu vas l'embrasser,” répondit Tom, faisant taire les questions de Bill par un baiser plus pressant. Si Bill allait embrasser Anna, alors Tom savait qu'il devait s'assurer que Bill savait que c'était meilleur avec lui. Tom ne pouvait pas prendre le risque que Bill découvre qu'il aimait embrasser quelqu'un d'autre.

Les jumeaux s'enlacèrent sous les couvertures, les membres emmêlés et les lèvres jointes tandis qu'ils essayaient de se prouver l'un à l'autre qu'ils n'avaient besoin de personne d'autre. Il leur fallait encore un peu nier l'existence des autres. Il fallait qu'ils se tiennent à “juste faire semblant” autant qu'ils le pouvaient, parce que désormais ils savaient à quel point cela ferait mal quand leur façade s'écroulerait pour de bon.

 


FIN CHAPITRE 7

 

Analizedparfroggymenu

 

NAVHAUT