Chapitre 17. DéErEéalisation
Une altération de l'expérience vécue ou de la perception du monde extérieur telle que ce dernier semble étrange ou irréel.
(Age : seize ans)
“Je ne veux pas,” murmura l'un des jumeaux à l'autre dans l'obscurité de la chambre d'hôtel.
“Il le faut,” murmura l'autre en retour.
“Bill, je peux pas. Je ne peux pas.”
“Il le faut. J'ai besoin que tu le fasses.”
La pièce était obscure, éclairée seulement par les lumières de la ville qui parvenaient à filtrer au travers des lourds rideaux. Leur show était fini et ils étaient revenus dans leur refuge temporaire pour se rafraîchir avant de passer la soirée à faire la fête. En temps normal l'adrénaline du spectacle les portait pendant toute la nuit, leur laissant une folle exubérance qui ne se dissiperait pas avant que le crépuscule ne soit bien avancé. Ce soir-là leur joie fut écourtée à l'idée de la deuxième représentation qu'il leur fallait donner.
Au centre du lit étaient assis les jumeaux, les mains serrées entre eux, les fronts l'un contre l'autre. Ils étaient aussi proches qu'ils pouvaient se le permettre pour l'instant. De lourdes respirations étaient échangées entre eux tandis qu'ils s'efforçaient de se montrer forts pour l'autre. Ils n'avaient pas le temps de partager leurs pleurs. Le temps qu'ils passeraient ensemble ce soir serait bref.
“Tu vas me détester.”
“Mais non.”
“Tu vas être jaloux.”
“Mais non.”
“Tu devrais... Moi je le serais.”
“C'est juste faire semblant, Tom.”
“Je ne veux pas que tu voies.”
“Alors je n'irai pas.”
“Je ne veux pas non plus te laisser ici.”
“Tout ira bien pour moi. Je t'attendrai et quand tu reviendras je te montrerai que je ne te détesterai pas.”
“Promis ?”
“Promis.”
On frappa à la porte et les jumeaux se séparèrent par réflexe. En une fraction de seconde leurs masques étaient de nouveau en place. Bill s'allongea sur le lit et Tom se leva d'un bond pour aller répondre à la porte. Il enclencha l'interrupteur de la lampe chemin faisant, la lumière inonda soudainement la pièce, détruisant totalement l'intimité qui avait été la leur quelques secondes plus tôt.
“Hey,” dit Tom, accueillant leur bassiste à la porte.
“Hey. Bill est avec toi ? J'ai déjà vérifié sa chambre et il n'a pas répondu,” dit Georg.
Bill s'assit et le salua de la main depuis le lit, un petit sourire sur les lèvres. “Salut, Georg.”
Georg ne prit pas la peine de demander à Bill pourquoi il était dans la chambre de son jumeau plutôt que dans la sienne propre. Il était plus inhabituel de trouver les jumeaux dans des pièces séparées que de les trouver ensemble. “Vous êtes prêts les mecs ? La voiture sera là dans dix minutes.”
“En fait, je pense que je vais rester ici ce soir. J'ai la gorge un peu sèche donc je veux pas me retrouver mêlé à toute cette fumée de cigarette,” mentit Bill avec facilité.
Georg soupira et regarda Tom. “Toi aussi tu te désistes ?” demanda-t-il, montrant clairement son mécontentement. Ce n'aurait pas été une surprise si Tom avait décidé de rester pour prendre soin de son petit frère malade. Tout le monde dans l'entourage des jumeaux savait que sous leurs moqueries joueuses, ils prenaient vraiment soin l'un de l'autre.
“Non, je viens. Moi je n'ai pas à faire attention à mes précieuses cordes vocales. Donne-moi juste quelques minutes pour que je prépare un thé à la diva. Je te rejoins en bas,” répondit Tom avec un sourire joueur. Bill tira la langue au moment du commentaire sur la diva, mais les trois garçons rirent. La tendance naturelle de Bill à se montrer autoritaire et pourri gâté était source de moqueries depuis des années dans le groupe, mais ce n'était que quelques mois plus tôt qu'il avait gagné le surnom de diva, quand il avait adopté les cheveux longs et une apparence plus féminine.
“Très bien, mec. On se voit en bas. Bonne nuit, Bill.” Georg partit chercher Gustav, laissant les jumeaux seuls de nouveau pour quelques précieuses minutes de plus.
Son sourire forcé s'évanouit des lèvres de Tom et il retourna sur le lit, s'asseyant aux côtés de son frère. Il soupira lourdement et se laissa tomber allongé. Bill s'enroula tout à côté de lui, enlaçant ses doigts aux dreads de son frère. “Tout ira bien, Tomi. C'est juste faire semblant,” murmura-t-il.
Ce n'était pas la première fois et ce ne serait pas la dernière, mais chacune de ces fois était un crève-cœur. Il ne s'écoulait pas un seul jour sans que Tom ne regrette l'accord qu'ils avaient passé. “Juste faire semblant,” répéta Tom, tirant son frère dans ses bras et le laissant après lui avoir donné un dernier baiser avant de se glisser hors du lit. Aucun d'entre eux ne dit au revoir. Tom n'arrivait pas à trouver la voix pour le faire, et Bill savait que cela ne ferait que rendre l'épreuve de son frère encore plus douloureuse.
~**~
L'atmosphère lourde et enfumée du club brûla la gorge de Tom, mais la douleur fut rapidement chassée par une gorgée de la bière qui fut placée devant lui. La bière fit partir plus que la simple irritation de sa gorge. Elle rendit aussi ce qu'il avait à faire un peu plus facile. La musique forte et le brouillard généré par l'alcool rendaient juste un tout petit plus facile le fait d'oublier que Bill était à leur hôtel, attendant qu'il rentre. Tom aurait aimé pouvoir faire disparaître tout ce qu'il ressentait, mais il n'osait pas boire au point de se délier la langue. Il lui fallait garder ses esprits. Les questions allaient débuter d'un instant à l'autre.
“Alors, c'est quoi qui ne va pas Bill ?” demanda Georg. La question était simple, mais le regard que Georg posait sur Tom exprimait plus que ça. La partie 'et ne tente même pas de nous servir toute cette merde que tu balances en interview' de la question resta simplement implicite.
“Vous savez bien comment il est.” C'était une réponse évasive, et Tom savait qu'elle ne les satisferait pas. Il lui fallait juste prendre quelques gorgées de sa bière en plus avant de pouvoir continuer. Cela avait toujours été difficile de mentir à Georg, mais cela devenait de plus en plus difficile au fur et à mesure que le groupe était de plus en plus proche. “Il n'arrive pas à supporter toutes ces groupies qui veulent lui mettre la main dessus. C'est trop de pression.”
Gustav leva les yeux au ciel et écoula la moitié de son verre pour tenter de tenir sa langue. Il aurait été plus qu'heureux d'avoir ne serait-ce qu'une petite poignée des groupies qui courraient après Bill. A son avis, ça devrait être illégal de gaspiller ce que Bill avait.
Tom jeta à un regard à Georg et Gustav par dessus le bord de son verre. Il pouvait sentir venir l'une de ces conversations sérieuses et il ne voulait pas avoir à y faire face ; pas en plus de que qu'il lui fallait déjà faire ce soir.
“Tu sais... Si Bill est gay vous pouvez vraiment nous le dire. Je comprends que vous ne le disiez pas aux fans ou au label, mais nous sommes vos amis. C'est pas comme si on allait le traiter d'une manière différente. Enfin, j'arrêterais peut-être de me balader à poil dans le tour bus, mais je ne vais pas l'éviter ou quoi que ce soit du genre,” dit Georg avec sérieux.
“Georg, si ça pouvait faire que tu arrêtes de te trimballer à poil dans le tour bus, je pourrais dire au monde entier que je suis gay,” marmotta Gustav. Il y eut un drôle de petit silence avant que le rire des trois garçons ne s'élève dans le brouhaha du club.
Tom sourit et secoua la tête. Les drôles de touches humoristiques de Gustav avaient une fois de plus réussi à alléger l'atmosphère et il en était reconnaissant. “Non, Bill n'est pas gay. On ne dit pas que de la merde à la presse, vous savez. J'ai bien peur que mon petit frère ne soit vraiment juste qu'une petite vierge effarouchée. Il croit vraiment en toutes ces conneries qu'il raconte quant au fait qu'il veut se préserver pour son véritable amour. Il a peur d'être trop tenté s'il vient en boîte,” expliqua Tom, produisant une performance convaincante quant au fait qu'il trouverait débile le désir de chasteté de son frère.
“Y'en au moins un de vous deux qui est sain d'esprit,” marmonna Gustav par dessus le bord de son verre.
“Bah, je suppose que je peux pas vraiment blâmer Bill. On peut pas juste cracher comme ça sur une vraie histoire,” dit Georg, essayant de paraître le grand frère sage et expérimenté.
Gustav fallait recracher sa bière par le nez. “Et comment tu saurais ça ?”
“J'ai eu des petites amies.” Georg prit un air renfrogné.
Tom rit et se joignit à Gustav pour charrier Georg. “Oh vraiment ? Comment elles s'appelaient ?”
“Um, et bien... Il y a eu Sara et euh... Katie. Non, Kristen. Ouais, elle s'appelait Kristen, ou alors Kirsten ?” Georg s'interrompit, essayant de se souvenir des noms de ses flirts d'été.
“Georg, tu racontes que de la merde. T'as perdu ta virginité avec cette groupie après les Comets. Tu n'as jamais eu une vraie petite amie,” dit Gustav.
“Tu as perdu ta virginité la nuit des Comets ?” demanda Tom, choqué.
Georg sourit honteusement et hocha la tête. “De ce que je me souviens, je ne suis pas le seul.”
Tom haussa un sourcil interrogatif vers Gustav.
“Hey, me regarde pas ! Je dormais. J'aurai aimé avoir une fille cette nuit-là, mais pas de chance,” dit Gustav.
“Je parlais de toi, Tom,” explicita Georg.
Tom faillit s'étouffer avec sa bière. Il baissa les yeux vers la table, le cœur battant à cent à l'heure. Merde ! Ils savaient. Ils savaient ! Le visage de Tom était rouge d'embarras, ses paumes étaient moites. Il avait envie de s'enfuir en courant. Tom prit une inspiration et se força à se calmer. S'ils savaient vraiment, ils en auraient parlé plus tôt. Il fallait qu'il reste calme et qu'il voie où tout cela le mènerait.
“Aww, regarde. Il rougit,” se moqua Gustav.
“Putain, Tom. Ne sois donc pas si modeste. Tu te vantes toujours de tes groupies d'habitude. N'empêche elle devait être bonne. Gustav et moi on pouvait l'entendre gémir au travers du mur. Pauvre Bill. Vous partagiez pas votre chambre tous les deux ce soir-là ? Qu'est-ce que tu as fait, tu l'as fait dormir dans la baignoire ?” Georg rit à sa propre blague.
Tom se sentit tellement soulagé qu'il aurait pu en pleurer. Il essuya ses paumes moites contre son jean et se remit rapidement, revenant à sa comédie habituelle. Ses lèvres se retroussèrent en un sourire en coin et il rit doucement. “Bill était bien énervé. Vous vous souvenez pas comme on était tendus sur le chemin du retour ?”
Georg hocha la tête, se remémorant ce jour-là. “Pas étonnant que Bill ait peur des groupies. Qui que cette fille ait été, elle avait l'air déchaînée,” rit-il. L'image mentale du pauvre petit Bill innocent se cachant dans la salle de bain tandis que son frère se tapait sa première groupie était assez marrante.
“Bon arrêtons de parler des filles et allons plutôt en trouver. Je vous cède même le droit de choisir en premier,” dit Tom avec l'arrogance qui était sa marque de fabrique. Même la perspective d'avoir à faire affaire à des groupies était préférable à une discussion à propos de la nuit des Comets.
Gustav hocha la tête pour montrer son accord, balayant du revers de la main l'insolence du guitariste, comme d'habitude. “On pourrait peut-être trouver une gentille fille à ramener à Bill,” suggéra-t-il.
“Gustav, tu vas déjà assez galérer comme ça pour t'en trouver une pour toi. Laisse-moi donc m'occuper de Bill,” répondit Tom.
Les trois bières furent rapidement vidées avant que les garçons ne quittent leurs tabourets pour aller se mêler aux filles qui les fixaient depuis l'autre bout de la pièce. Cela ne prit pas longtemps avant qu'ils aient tous trois trouvé leur fille pour la nuit. Georg et Gustav avaient réussi à dénicher quelques-unes des rares fans qui n'étaient pas obsédées par les jumeaux et Tom se retrouvait avec une blonde pendue à son bras, gloussante d'excitation.
~**~
“Bill ?” appela doucement Tom tandis qu'il pénétrait à pas de loup dans la chambre d'hôtel sombre. La lampe de chevet était allumée et les couvertures en place, et Bill n'était pas en vue.
“Tomi !” couina Bill en jaillissant hors de la salle de bain, venant enrouler ses bras autour de son frère. Il enfouit le nez dans l'épaule de Tom, cherchant l'odeur réconfortante qui était cachée sous les odeurs de cigarettes et de parfum bon marché.
“Désolé... Je n'ai pas encore pris ma douche,” marmonna Tom pour toute explication. Il savait que Bill détestait quand il revenait et qu'il sentait comme elles, mais il n'avait juste pas pu supporter de devoir attendre une minute de plus avant de pouvoir rejoindre son frère. Cependant Bill sembla s'en moquer cette fois. Ils s'enlacèrent très serré, les doigts de Tom courant au travers des cheveux légèrement humides de Bill. Bill avait de toute évidence pris une douche pendant qu'il était sorti. Son visage était dénué de tout maquillage, ses cheveux brillants et humides, et sa peau sentait très légèrement le savon.
“C'est pas grave. Juste, enlève ces vêtements. Ils puent,” murmura Bill, relâchant son frère pour qu'il puisse enlever les vêtements incriminés.
Bill bondit sur le lit et tapota la place à côté de lui. Il avait l'air aussi enjoué que d'habitude, ce qui ne fit que renforcer la douleur de Tom. Il savait que Bill essayait de se montrer fort pour lui.
Tom trébucha vers le lit, se débarrassant de ses vêtements et ôtant ses chaussures du bout des pieds. Au moment où il rejoint Bill sur le lit il ne portait plus rien d'autre que son boxer. Le plus jeune des jumeaux était déjà en tenue pour la nuit, portant un vieux t-shirt qui était devenu un tout petit peu trop petit et un boxer suffisamment serré pour ne pas qu'on l'aperçoive sous l'un de ses pantalons moulants.
“Lumière,” murmura Bill tandis qu'il se glissait sous les couvertures et faisait de la place pour Tom.
Tom actionna l'interrupteur de la lampe et se glissa dans le lit aux côtés de son jumeau. Leurs couvertures furent remontées par dessus leurs têtes, bloquant totalement toute lumière. Ils s'enroulèrent aussi proche qu'ils le pouvaient, les membres enlacés et leurs fronts pressés l'un contre l'autre. Plusieurs minutes passèrent en silence tandis qu'ils restaient simplement là à respirer et à se remettre de leur séparation.
Ce n'était pas la séparation en soi qui les faisait tous deux tant souffrir. C'était de savoir ce qui devait être fait lorsqu'ils étaient séparés qui leur faisait trouver que ces quelques heures avaient paru une éternité. S'enrouler sous les couvertures et partager la chaude respiration de l'autre était le seul moyen pour eux de se remettre d'une telle blessure.
La voix de Bill rompit le silence un tout petit peu trop tôt pour Tom. Ce soir avait été le plus difficile de tous les soirs.
“Est-ce qu'elle était mignonne ?” demanda doucement Bill.
Tom se tendit, se retirant légèrement. “Tu as promis.”
“Juste, dis-moi. Je veux savoir. Je ne serai pas fâché.” Bill s'approcha un peu plus, refusant de laisser son jumeau s'éloigner.
Tom soupira. “Elle était bien.”
“Qu'est-ce que tu lui as dit ?” demanda Bill, le ton sérieux et dénué de toute émotion.
“Elle pense que j'avais trop bu,” répondit Tom.
“Tu as déjà utilisé cette excuse la dernière fois,” lui rappela Bill.
Tom fronça les sourcils tandis qu'il y réfléchissait. Il utilisait beaucoup cette excuse ces derniers temps. “Désolé, j'avais oublié. La soirée a été dure.”
Bill se tortilla un peu plus près et enlaça ses doigts dans les dreads de son frère pour masser le tendre cuir chevelu qui se trouvait au dessous. Il entendit son frère soupirer de soulagement et sourit légèrement. “Est-ce que tu veux en parler, ou est-ce que tu veux que je te fasse te sentir mieux ?” demanda-t-il.
“Fais-moi juste me sentir mieux,” murmura Tom. Les doigts de Bill glissaient déjà le long de sa colonne vertébrale, avançant vers l'élastique de son boxer. Des baisers légers comme des plumes furent déposés le long de sa mâchoire, de sa gorge, puis de son torse, doucement.
“Je vais te faire te sentir mieux,” chuchota Bill, sa respiration chaude contre le ventre plat de son frère. Tom gronda et trembla lorsque les baisers de son frère dérivèrent un peu plus bas. “Juste, oublie-la, Tomi. C'était faire semblant. Rien de tout ça n'a d'importance. Aucune d'entre elles n'a d'importance. Rien que nous.”
“Rien que nous.”
**
Alan soupira doucement tandis qu'il ordonnait des papiers sur son bureau et cherchait le dossier d'admission à remplir dont il avait besoin pour sa nouvelle patiente. C'était une séance qu'il n'avait pas envie de faire. Rien n'était plus difficile que les tentatives de suicide chez les enfants, mais avec la réputation qu'il avait il commençait à suivre de plus en plus de ces cas difficiles. Les gens s'attendaient à ce qu'il prenne en charge les cas les plus durs ; des cas comme Michelle Kirsch. Il ouvrit le dossier devant lui, composé de rapports médicaux et de photos des blessures qu'elle portait quand elle avait été admise à l'hôpital. Alan secoua la tête quand il vit son âge. Elle n'avait que douze ans.
La porte s'ouvrit silencieusement et Alan referma rapidement le dossier. Il leva les yeux et vit une petite fille, qui tremblait de nervosité. Elle avait l'air plutôt normale en apparence, à part bien sûr les bandages qui entouraient ses poignets. Elle portait des vêtements typiques pour les filles de son âge, et tout comme bon nombre de ses pairs, elle portait des écouteurs autour du cou. Il supposait que la musique les aidait à surmonter l'attente stressante dans la salle qui y était dédiée.
“Bonjour, Michelle. Je suis le docteur Engle,” dit-il avec un gentil sourire tandis qu'il se levait pour la saluer. Il regarda la petite fille nerveuse s'éloigner de lui d'un pas en arrière, se rapprochant de la porte. Ses yeux lui faisaient penser à un animal sauvage que l'on aurait mis en cage. Malheureusement, c'était une expression qu'il voyait bien souvent.
Plutôt que de lui dire de s'asseoir, Alan s'assit simplement dans son fauteuil habituel et attendit qu'elle fasse de même. Il repoussa le dossier sur le côté, décidant que ce serait mieux de simplement discuter pendant un petit moment. De toute évidence la fille n'était pas prête à répondre à aucune question sérieuse. De toute façon elle avait sans doute déjà dû répondre aux mêmes questions une douzaine de fois jusqu'ici.
Voyant que l'étranger n'allait pas essayer de la retenir coincée ici, Michelle s'approcha avec circonspection du divan et s'y assit, remontant les jambes sous elle et jouant nerveusement avec ses écouteurs. Alan sourit doucement lorsqu'elle lui jeta un coup d'œil nerveux. Il voyait bien qu'elle n'avait qu'une seule envie : se replonger dans sa musique.
“Tu sais, parfois écouter une musique qu'on aime bien aide beaucoup à parler. J'ai une entrée sur ma chaîne pour ton mp3. Ca te dirait qu'on écoute ta musique préférée ? Si tu n'es pas encore prête à me parler, au moins on n'aura pas à rester ici assis dans le silence,” suggéra-t-il.
“Vous n'aimeriez pas ce que j'écoute,” répondit doucement la fille.
“Je pense que tu pourrais bien être surprise. Essayons au moins. Dans le pire des cas, je te diagnostique un MGM.”
“C'est quoi ça ?” demanda-t-elle avec inquiétude. Michelle avait entendu tant d'acronymes effrayants ces derniers temps.
“Mauvais Goût Musical,” répondit Alan, riant à sa propre mauvaise blague.
C'était une mauvaise blague, mais la fillette nerveuse eut un minuscule petit sourire et lui tendit son lecteur mp3. Alan s'en saisit et le brancha à la chaîne. “Il est déjà réglé sur ma préférée,” dit doucement Michelle.
Alan se rassit dans son fauteuil et appuya sur le bouton play de la télécommande. A sa grande surprise, la voix qui emplit soudainement son bureau y avait déjà retenti de très nombreuses fois auparavant. “Tokio Hotel ?” demanda-t-il. Il reconnut la voix, mais il n'avait jamais entendu cette chanson auparavant.
“Vous en avez entendu parler ?” demanda Michelle, très clairement choquée que quelqu'un d'aussi vieux que le docteur Engle puisse savoir qui ils étaient, et encore plus qu'il les ait reconnut aux premières notes de leur toute dernière chanson.
Alan rit doucement et tendit le bras vers l'étagère derrière lui, attrapant un CD qu'il lui tendit. Michelle haleta quand elle en vit la couverture. C'était déjà une surprise que son médecin ait le CD de Schrei, mais ce qu'il y avait sur la couverture était un choc encore plus grand. “Oh mon Dieu ! Il est dédicacé !” couina-t-elle. “Vous les connaissez ?”
Michelle avait l'air d'être sur le point de s'évanouir, mais Alan sourit. Il n'allait évidemment pas lui dire comment il avait mis la main sur une copie dédicacée de Schrei. Cela irait à l'encontre des règles de confidentialité, mais il n'y avait pas de mal à modifier légèrement la réalité dans le but d'entrer en contact avec une petite fille qui avait très clairement besoin de quelqu'un. “Je les ai rencontrés, même si je n'étais pas vraiment fan à l'époque. Mais j'ai fini par bien aimer leur musique,” répondit-il.
“Vous avez tellement de chance,” soupira-t-elle.
Alan se demanda ce que la fillette penserait si elle savait que ses idoles s'étaient assises sur ce même divan à peine six mois plus tôt ou si elle réalisait que les dessins gribouillés au crayon accrochés au mur à côté d'elle étaient les premières productions artistiques des jumeaux Kaulitz.
Le refrain de la nouvelle chanson résonnait en arrière fond, et Alan se doutait à la fois de la raison pour laquelle elle avait été écrite, et de celle pour laquelle c'était la chanson préférée de cette jeune fille. Pendant un instant ses pensées dérivèrent et il se demanda commet les jumeaux s'en tiraient alors qu'il n'était plus là pour les guider. Le tortillement nerveux de sa jeune patiente le ramena au moment présent et il se força à mettre temporairement ces pensées de côté.
“De quoi penses-tu que cette chanson parle, Michelle ?” demanda-t-il.
“C'est assez évident. C'est à propos d'avoir besoin de quelqu'un qui nous sauve,” répondit-elle, tripotant les bandages à ses poignets.
“Tu as sans doute raison. Je parie que c'est une chanson qui a du succès. Tout le monde a besoin d'être sauvé à un moment ou à un autre, même les rock stars,” dit gentiment Alan, sa voix prenant une intonation plus sérieuse. “Tu veux bien de dire de quoi tu as besoin d'être sauvée, Michelle ?”
La voix implorante de Bill emplit la pièce qui avait un jour été son sanctuaire, et Alan se trouva à faire une prière silencieuse pour que les jumeaux n'aient pas aussi désespérément besoin d'être sauvés que ce qu'il paraissait à l'écoute. Il ne pouvait plus rien faire pour les jumeaux désormais, mais peut-être y avait-il quelque chose à faire pour la petite fille assise à leur place, pleurant doucement tandis qu'elle rassemblait le courage de demander de l'aide.
**
Six mois s'étaient écoulés depuis que les jumeaux avaient quitté leur sanctuaire pour la dernière fois. Les premiers mois avaient été difficiles, mais ils avaient réussi à les gérer. Les jumeaux parlaient souvent, se retirant dans leur chambre d'hôtel pour conspirer. Gérer plusieurs personnalités à la fois nécessitait une communication constante. Parfois ils avaient l'impression d'être non pas les jumeaux Kaulitz, mais les sextuplés Kaulitz. Il y avait les masques qu'ils devaient mettre pour les caméras et les journalistes, les masques qu'ils mettaient devant les membres de leur groupe et leur équipe, et enfin il y avait la vérité, enfouie sous toutes ces couches de mensonges.
Malheureusement, les occasions d'ôter ces masques devenaient de plus en plus rares. Ils avaient l'impression d'être surveillés en permanence, et lorsqu'ils étaient sur la route plusieurs jours à la suite il n'y avait littéralement aucune vie privée. De temps à autres Bill pouvait venir se glisser dans la couchette de Tom sous le prétexte d'avoir besoin d'être réconforté d'un de ses “cauchemars”, mais même alors ils ne pouvaient pas vraiment faire plus que de se prendre fort dans les bras et de se voler quelques baisers douloureusement brefs.
La communication semblait devenir plus difficile de jour en jour. Leur rythme de vie trépidant, les apparences publiques et les enregistrements étaient en train de remettre en cause les fondations de leur relation. La glace sur laquelle reposait leur relation fondait peu à peu, mais sans Alan pour leur faire porter leur attention dessus, les jumeaux ne remarquaient pas les fissures qui se formaient avant qu'elles n'atteignent la surface. Ils ne verraient pas les fissures avant le moment même où ils traverseraient la glace.
~**~
C'était encore une nouvelle soirée en boîte ; une nouvelle soirée que Tom aurait préféré passer dans la sécurité des bras de son frère. Il ne voulait pas sociabiliser. Il ne voulait pas plaisanter et charrier les autres membres de son groupe. Il ne voulait pas faire semblant d'être intéressé par une groupie quelconque et superficielle qu'il aurait à jeter après. Pour la première fois depuis de nombreuses années, Tom eut envie de ne plus parler du tout. Trouver l'air qui lui permettait de propulser ses mots semblait être un effort qui n'en valait pas la peine, et il souhaitait désespérément avoir son jumeau à ses côtés, qui pourrait de nouveau parler pour lui.
Bill était resté à l'hôtel, profitant de ce luxe dont ils n'avaient pas pu jouir depuis une semaine. Ca avait été une semaine déplorable, bloqués dans le bus, ne pouvant que se faire des caresses fugaces pour tenir le coup. Une nuit à l'hôtel aurait dû être synonyme d'une nuit d'intimité pour les jumeaux, mais il y avait une image à entretenir. Il y avait toujours une image à entretenir.
Tom avait été au bord des larmes durant leur rituel silencieux avant ce genre de soirées. Tout comme il le faisait à chaque fois, Tom avait supplié Bill, lui disant qu'il ne pouvait pas le faire une fois de plus. Il disait toujours qu'il ne pouvait pas le faire, mais ce soir il le pensait vraiment. Tom était épuisé et se sentait au bord de l'évanouissement. La pression de leurs mensonges était devenue trop pesante. Il avait essayé de l'expliquer à Bill, mais il n'arrivait pas à trouver les mots et Bill avait fait semblant de ne pas voir les larmes. Reconnaître les larmes aurait signifié admettre que leur plan ne marchait plus.
Le pire de tout était que Tom savait que pendant qu'il se débattait pour donner le change devant leurs amis, Bill était à l'hôtel à parler à la seule personne qui attisait toujours la jalousie de Tom. En ce moment même Bill était sans doute blottit dans son lit avec son portable pour passer la soirée à discuter avec Andreas. Tom n'avait découvert que récemment que c'était ainsi que Bill occupait ses soirées, après qu'il soit rentré tôt une nuit et ait trouvé son jumeau au téléphone, riant hystériquement à une chose qu'Andreas avait dite.
Tom voulait juste être débarrassé de tout ça. Il voulait rentrer à l'hôtel, donner une de ses excuses bidons, et se glisser dans son lit avec son frère. Le guitariste avait tellement envie que tout ça se termine au plus vite qu'il ne remarqua qu'à peine que la fille pendue à son bras s'accrochait un tout petit peu plus fort que la plupart des groupies. Il semblait se foutre que ses cheveux soient une pathétique imitation de ceux de Bill, ou que ses yeux soient encore plus lourdement maquillés et avec moins d'art que ceux de son frère. Que ce soit à cause de l'épuisement, de la frustration, ou des quelques verres en trop que Tom avait bus, il s'en foutait simplement.
En fait, Tom s'en foutait presque quand ils entrèrent en titubant dans sa chambre d'hôtel et qu'il se retrouva assis au bord du lit avec cette groupie sur ses genoux. Il s'en serait probablement foutu sauf qu'elle avait commencé à tirer sur ses dreads et à essayer de lui retirer sa casquette. Le petit tiraillement sur ses longues dreads le secoua et ses pensées revinrent vers Bill, et il essaya de gentiment repousser la fille de sur ses genoux, mais elle ne bougea pas.
“Ecoute... Ashley,” commença-t-il.
“Amy,” corrigea-t-elle.
“Amy, tu es très gentille et tu es très belle, mais je ne peux pas faire ça,” dit Tom mécaniquement, répétant les mots qu'il avait déjà dits des dizaines de fois auparavant. La fille sur ses genoux resserra sa prise sur lui et il souhaita soudainement avoir plutôt utilisé l'excuse d'être trop bourré.
“Je ne suis pas assez mignonne ?” demanda-t-elle, pressant ses lèvres couvertes de gloss contre sa jugulaire.
L'estomac de Tom fit un bond et il déglutit avec difficulté. Il détestait quand elles disaient ça, parce qu'elles étaient vraiment mignonnes. Même avec son maquillage trop appuyé et son parfum bon marché, Amy restait suffisamment mignonne pour que l'avoir sur ses genoux fasse se raidir le sexe de Tom. “Je t'ai déjà dit que tu étais très belle,” marmonna-t-il.
“Alors où est le problème ?” haleta-t-elle contre son cou, ses ongles glissant le long des flans de Tom.
“J'ai une petite copine qui m'attend à la maison,” répondit-il sans conviction. Tom était trop fatigué pour pouvoir mentir. Il était trop fatigué pour porter plus longtemps le pesant fardeau de son masque.
“Ca doit pas vraiment être une petite copine.” Amy frotta son nez contre la gorge de Tom et il frissonna.
“Pourquoi tu dis ça ?” demanda-t-il, fermant les yeux et essayant d'ignorer la façon dont ses doigts parcouraient son corps. Il devrait la repousser, mais il ne le faisait pas. Il ne pouvait pas.
“Parce que si elle l'était vraiment, tu ne banderais pas si fort pour moi là tout de suite,” chuchota-t-elle, soulignant ses propos en glissant sa main entre ses jambes pour venir caresser la bosse qu'il essayait d'ignorer.
Tom grogna et essaya de la repousser de sur ses genoux. Il n'aurait pas dû faire ça. Ce n'était pas comme ça que les choses étaient censées se passer. Elle était censée entrer, il était censé servir son excuse bidon, et elle était alors censée partir. C'était comme ça que ça marchait. C'était comme ça que ça avait marché des dizaines et des dizaines de fois, mais ce soir ça ne marchait pas. Elle ne bougeait pas de sur ses genoux et il n'arrivait pas à trouver les mots pour la convaincre de partir de son propre gré. “Je... Je peux pas,” fut tout ce qu'il parvint à laisser sortir.
Elle se glissa contre lui, embrassant sa mâchoire tout du long jusqu'à ce que ses lèvres aient glissé jusqu'à l'oreille de Tom. “Donne-moi juste une bonne raison,” murmura-t-elle.
Il avait l'esprit vide. La brume se refermait sur lui et la réalité commençait à devenir trouble. Plutôt que d'accorder de l'attention à sa question, Tom contempla l'étrange sensation de déconnexion de la réalité qu'il ressentait. Il se demanda brièvement s'il était en train de devenir fou. En tous cas ça en avait l'air. Tom avait la sensation d'être sous l'eau, tous ses sens engourdis et ses mouvements ralentis. S'il tentait de fixer les yeux sur un objet trop éloigné, celui-ci se mettait à trembler et avait l'air de se mettre en mouvement de son propre chef ; juste un peu, mais suffisamment pour que cela perturbe grandement Tom. Il compta les verres qu'il avait bus quand il était au bar et il réalisa qu'il n'y en avait pas eu plus que n'importe quand auparavant. La seule conclusion que Tom parvint à tirer était qu'il était bel et bien en train de devenir fou.
Tom ne réalisa pas qu'il ne lui avait pas répondu avant qu'il ne la sente glisser hors de sur ses genoux. Pendant un instant il crut qu'elle s'apprêtait à partir, mais soudainement elle s'agenouilla entre ses jambes. Il cligna des yeux, confus, comprenant à peine ce qu'il se passait.
“Tu as l'air tellement stressé, Tom. D'être tout le temps sur la route doit être tellement dur. Laisse-moi juste t'aider à te détendre un petit peu,” ronronna-t-elle, blottissant son nez contre la cuisse de Tom tandis que ses mains glissaient le long de ses jambes. Stressé était un euphémisme. Tom avait l'air complètement vide.
L'iniquité de ce qu'il était en train de faire heurta Tom de plein fouet quand il entendit que l'on descendait sa fermeture éclair. Il se sentait pourtant impuissant à arrêter ça. Le brouillard était trop épais pour qu'il puisse le dissiper. Il ralentissait ses mouvements et ses pensées. Il ouvrit la bouche pour parler mais aucun mot ne lui vint. Elle avait ses mains partout sur lui, rendant toute énonciation impossible. Il n'y avait rien à dire. Les mensonges et les excuses ne lui venaient plus.
Tom ne fut que vaguement conscient des mains qui tirèrent sur son pantalon, des doigts qui s'enroulèrent autour de son sexe, de la langue chaude qui lécha la fente au bout, et enfin des lèvres glossées qui glissèrent le long de sa longueur.
Tom ne fut que vaguement conscient du déclic que fit la porte avant que son frère ne rentre dans la chambre.
Tom ne fut que vaguement conscient du sanglot choqué qui précéda la sortie de son frère.
FIN CHAPITRE 17