Chapitre 17
POV Tom
Algèbre, calcul, statistique, arithmétique, mathématiques... beaucoup de « ique » pour au final rien de bien fantastique. Dans un énième effort je rouvre mes paupières qui s'étaient sournoisement fermées après l'intervention d'un élève sur le deuxième exercice de la page 163, et cligne plusieurs fois des yeux afin de sortir de ma somnolence. Le prof ne cesse de jacasser, répétant inlassablement les même consignes de sa voix enrouée et grasse et je me surprends encore à l'imaginer s'enfoncer lentement dans le sol, hurlant et agonisant jusqu'à ne plus l'entendre du tout.
Une heure seulement que je suis ici et mon corps semble déjà indubitablement attiré vers le sol... Ses talons noirs claquent désagréablement sur le parquet poussiéreux, résonnant contre les murs de la salle de classe bien trop silencieuse à mon gout et je me redresse violemment sur ma chaise en me sentant replonger dans un demi-sommeil.
Bordel. J'arriverais jamais à tenir une heure de plus sans m'endormir...
Un sourire fatigué étire cependant mes lèvres sèches au souvenir de la raison de ma léthargie comateuse et mon regard dévie instantanément sur un certain brun, pas plus réveillé que moi à quelques mètres de là.
Complètement affalé sur sa table, le livre de math négligemment ouvert et debout en face de lui, Bill semble se cacher derrière une barrière bancale qui semble de moins en moins stable au fil des minutes. Sa tête repose lourdement sur le bois vernis du bureau et un petit rire amusé s'échappe d'entre mes lèvres en voyant le stylo callé entre ses doigts rester désespérément immobile. Je pourrais presque l'entendre ronfler d'ici...
Lui et moi nous sommes réveillés complètement dans le gaz après une trop courte nuit de sommeil et depuis 8h00 du matin je lutte pour ne pas laisser la fatigue envahir entièrement mon corps amorphe.
Je revois encore ses yeux gonflés de sommeil s'ouvrir lentement face à moi avant qu'il ne replonge sa frimousse dans le traversin et ne peut m'empêcher de sourire en repensant à ma lutte acharnée pour qu'il sorte du lit. Monsieur ne voulait pas se lever, prétextant qu'une absence de plus ou de moins ne changerait strictement rien à son niveau scolaire, et c'est seulement lorsqu'il prit réellement conscience qu'en séchant, sa mère lui interdirait surement de revenir dormir chez moi qu'il avait sauté du matelas et couru vers la salle de bain.
- Trümper !
Le rugissement du prof me fait violemment sortir de ma léthargie et c'est avec tendresse et peut-être une pointe d'amusement que je constate que le camouflage de Bill vient de tomber à terre, exhibant au professeur son visage endormi sur la table.
- Bill Trümper ! répète-t-il un peu plus fort devant l'absence de réaction de Bill.
Celui-ci sursaute aussi violemment que moi sur sa chaise et un petit cri suraigu s'échappe inconsciemment d'entre ses lèvres. Son regard brumeux analyse alors rapidement la situation et ce n'est qu'une fois conscient des 28 pairs d'yeux braqués sur lui que je le voie se ratatiner lentement sur lui-même. Ses doigts se resserrent automatiquement autour du tissu usé de ses longues manches et je ne peux tout simplement pas m'empêcher de sourire en apercevant ses joues rosir.
Le prof le fusille du regard et c'est silencieusement que mon adorable androgyne se baisse pour attraper son manuel, l'air complètement embarrassé avant de replonger la tête dans son cahier, que je devine avec sourire, encore vierge de toute équation.
[...]
- Alors comme ça on s'endort en classe hein ?
Bill ne me réponds qu'en levant les yeux au ciel et c'est en riant que je le suis à travers les couloirs du lycée. Les deux heures de math viennent juste de se terminer et c'est avec une pointe d'amusement que je l'observe trainer des pieds en râlant depuis déjà quelques minutes. Madame pipelette à définitivement laissé place au stroumpf grognon et il ne se passe pas une seule minute sans qu'il ne se mette à bailler bruyamment.
- Eh ! Te rendors pas !
Cette fois un magnifique doigt manucuré se voit la tâche de me transmettre la profonde pensée de mon ami et un faux cri d'indignation sort d'entre mes lèvres alors qu'il se retourne vers moi en souriant.
- Je serais toi je ferais moins l'malin, me lance-t-il en chuchotant, parce que pendant les deux heures de physiques qui vont suivre c'est pas moi qui vais ronfler...
Ses lèvres rouges s'étirent en un sublime sourire moqueur alors que le mien s'évapore instantanément à la mention de ma matière préférée. Bordel, j'avais complètement oublié... Bill observe ma mine déconfite avec compassion et semble soudainement se perdre dans ses pensées. Ses prunelles me fixent sans pour autant me voir et j'agite doucement ma main devant ses yeux pour le faire sortir de ses pensées.
- Eh oh... à quoi tu penses ?
Un petit sourire étire alors tout doucement ses lèvres et j'aperçois son regard chocolat s'éveiller en une petite moue malicieuse. Mon Dieu, qu'est ce qu'il va encore me sortir...
- Je pensais à c'que ce serrait si on rentrait tout les deux se mettre au lit, au chaud sous ta grosse couette avec un pot de Nutella et des clémentines entre les mains...
Son expression évolue instantanément en une petite bouille de chaton perdue et je me mort violemment l'intérieur des joues pour ne pas craquer face à son petit manège.
- N'essaye même pas ! On a déjà beaucoup trop séché et on est seulement en Septembre Bill!
- Tommmmm... Ses yeux et sa lèvre inférieur s'affaissent simultanément et il m'agrippe mollement l'avant bras avant de le balancer doucement d'avant en arrière. Aller, c'est la dernière fois, et puis on est super fatigué, ça sert à rien d'aller en cours si on n'arrive pas à suivre...
- Bill, je... Nan.
Ses petits yeux fatigués se mettent alors immédiatement à briller et c'est d'une toute petite voix qu'il me murmure...
« Vraiment ?... »
[...]
C'est avec un sourire vaincu mais attendrit que je me redresse lentement sur le matelas en faisant attention à ne pas réveiller la marmotte brune qui ronfle à côté de moi.
Ce petit con à bien évidemment réussit à me faire changer d'avis au dernier moment et j'entends encore son rire cristallin résonner dans les couloirs du lycée lorsque, juste avant d'entrer en classe, j'avais attrapé sa main pour courir vers la sortie. Il avait rit, rit de son rire si communicatif et je n'avais rien pu faire d'autre que l'imiter.
Je me demande encore comment il réussit toujours à être aussi convainquant rien qu'avec l'innocence de son regard. Ce mec n'est pas humain. Ce mec n'est vraiment pas humain ou alors c'est moi qui suis définitivement faible. Temps pis. Ou temps mieux.
Quoi qu'il en soit à peine s'était-il laissé tomber dans mon lit qu'il fermait déjà les yeux et repliait ses bras sous le traversin comme un enfant. A croire qu'il était vraiment crevé. Les ronflements ont donc très vite suivis les soupirs d'aise et c'est maintenant avec amusement que j'observe un petit filament de bave s'étaler lentement sur le tissu africain.
En fait, je crois que Bill est ce genre de personne dont on ne peut pas ignorer la douceur et l'authenticité. Sa bonne humeur spontanée me donne toujours l'impression d'avoir le soleil en personne comme meilleur ami et je crois que plus les jours passent, plus je me sens fier d'avoir été le premier à lui parler. Il a beau être le garçon le plus discret et réservé du lycée, à chaque fois qu'il se retrouve seul avec moi c'est comme si il explosait. Plus de timidité, plus de réserve. Du moins presque plus...
Un ronflement plus sonore que les autres me sort soudainement de mes pensées et c'est en observant son doux visage reposer sereinement à coter de moi que j'me dis que les gens sont vraiment aveugles. Ou con, au choix.
Les secondes défilent donc lentement, bercées par la douce respiration de celui qui partage désormais ma vie de lycéen et je repense soudainement à toi.
Je repense à toi et à ton sourire. Je repense à toi et à tes yeux. Je repense à toi et ça fait mal. Ça fait foutrement mal et je crois que c'est encore plus douloureux de me sentir si bien sans pouvoir te l'dire. J'aimerais que tu sois là, devant moi, avec ton éternelle robe démodée qui t'allais si bien, pour que je puisse te dire que bordel, j'ai rencontré un garçon qui me fait de nouveau croire en moi.
J'aimerais que tu sois là juste pour te dire : « Tu sais M'man, j'suis heureux. ». Tu me sourirais en riant et tu me prendrais dans tes bras, sans te dire que dix sept ans, c'est peut-être trop vieux pour m'embrasser.
Et... ouais. Ça fait mal.
Peut-être parce que tu ne reviendras jamais, ou peut-être parce qu'en vérité je ne me souviens presque plus de ton visage. C'est triste. Pourtant je reste persuadé que tu l'aurais adoré, lui pourtant si différent de mes anciens amis.
Amis que n'as pas connus.
T'es morte Maman, et des fois j'me surprends à te détester. Parce qu'à neuf ans on ne devrait pas avoir à apprendre à vivre sans sa mère. Le linge sentait la lessive mauve qu'on achetait ensemble au super marché et tu mettais toujours trop de rhum dans la pâte à crêpe. Aujourd'hui le linge sent la vanille et on ne fait plus de crêpes à la maison.
Papa a arrêté d'être Papa le jour où t'es parti et Tony est devenu un vrai con. Moi j'ai grandi sans femme dans ma vie et j'en viens souvent à me demander si c'est pas en partie ta faute si j'suis devenu comme ça. Après tout, t'étais pas là pour m'expliquer... T'étais pas là pour me dire que regarder un garçon et le trouver beau c'était pas courant. T'étais pas là pour m'expliquer, et je l'ai vite compris tout seul. J'ai vite compris que c'était pas normal que mon corps réagisse en présence d'un copain dans un vestiaire de la piscine municipal ou que mon regard se porte sur la personne de même sexe que moi lorsqu'un couple marchait dans la rue. T'étais pas là pour me rassurer en me disant que j'avais le droit d'être jaloux de Rose dans Titanic ou me dire que ne pas aimer les filles ça arrivait parfois.
Alors j'ai fait ce que tout gosse un peu paumé aurait fait... j'ai nié. J'ai essayé d'oublier qu'à dix ans j'étais tombé amoureux de Dicaprio, d'oublier que j'embrassais la tête de Patrick Minot sur la photo de classe de CM1presque toutes les nuits et que plus tard j'aimais me toucher en pensant à des copains...
J'aurais pu en parler à Kevin bien sur, mais j'avais trop peur de ce qu'il aurait pu penser de moi. Il était mon meilleur copain depuis toujours et t'étais amie avec sa mère. J'avais peur. Il aurait peut-être cru que je l'avais lui aussi déjà regardé comme les autres... Alors j'ai rien dit.
Je suis devenu beau, je suis devenu cool, je suis devenu populaire.
J'ai juste arrêté d'être moi.
Beaucoup de filles ont voulu me fréquenter après. Trop. Et beaucoup garçons me jalousaient. C'était vraiment bizarre. C'était effrayant aussi de s'dire qu'on était apprécier par quasiment tout un lycée alors qu'on se détestait ardemment sois même.
Je n'aimais pas faire semblant de m'intéresser aux filles. Une fille je trouve pas ça beau. Y avait que toi qu'était belle.
Une fois y en a même une qui m'a embrassé sans que je m'y attende. Elle s'est prit une baffe dans la gueule la pauvre, elle a rien du comprendre.
Quand je rentrais à la maison le soir j'entendais quelques fois Tony insulter des mecs de pédales lorsqu'il regardait la télé avec papa, et souvent j'me demandais ce qu'il aurait dit s'il savait qu'à cette époque, je rêvais de son meilleur ami, à poil dans mon lit.
Aujourd'hui je regarde Bill dormir et je me dis que peut-être, un jour, je lui dirais la vérité. A l'inverse de Kevin il ne semble pas s'arrêter aux apparences. J'ai l'espoir qu'il comprenne et que je puisse continuer à être son ami malgré cette différence que j'ai trop longtemps considérer comme une tare malsaine et dégueulasse.
J'suis gay M'man. Et ça me tue de pas savoir ce que t'en penses.
Après demain ça fera huit ans. Huit ans qu'on ne fait plus de crêpes à la maison. Huit ans que t'es partie et que tu me manques tellement.
Aby m'a hébergé chez elle parce que je supportais plus la maison sans toi, avec papa toujours absent et Tony qui fait comme ci j'existais pas. Et puis je pouvais pas retourner au lycée et risquer de tomber sur Kévin. Pas après ses mots si dures qui m'ont si profondément blessé...
Aujourd'hui j'pense avoir trouvé en Bill le frère complice et tolérant que j'ai jamais eu. Avec lui j'me sens vivant Maman. Et j'ai peur de me tromper. J'ai peur que l'étincelle que je vois dans ses yeux lorsqu'il me regarde disparaisse lorsqu'il apprendra que j'suis pédé.
Mais il est génial Bill et... ouais. Ouais tu l'aurais vraiment adoré.
Mon regard se repose sur lui et je me surprends encore à sourire en voyant ça tignasse en bataille. Un vrai gosse j'te dis. Je suis déjà accro à ses sourires et j'aime à croire que dans une autre vie ont ai pu être frères. De vrais frères j'veux dire. Peut-être même jumeaux qui sait...
Fin POV Tom
- Tom ?
C'est les yeux humides et le cœur battant douloureusement que l'interpellé releva doucement la tête. On ne sait jamais jusqu'où des souvenirs peuvent nous emporter. Et lorsque Bill croisa le regard sombre de Tom il comprit que quelque chose n'allait définitivement pas. C'est donc tout naturellement qu'il le tira par l'avant bras pour le faire se rallonger près de lui.
Le dreadé posa lentement sa tête dans le creux de son cou et, l'entourant câlinement de ses bras, le remercia intérieurement d'être si vrai.
Les deux adolescents tendrement pelotonnés l'un contre l'autre s'endormir donc rapidement et lorsque deux longues heures plus tard, Aby débarqua dans la chambre avec l'intention d'aérer la pièce, elle ne pu tout simplement pas retenir un sourire de s'étirer sur son visage. Elle s'avança lentement dans la grande chambre et, après s'être muni du vieil appareil photo de Tom, captura leur image un en petit clic qui fit doucement relever la tête du blond.
- Aby ?
- Oh, excuse moi, j'voulais pas te réveiller. Je redescends, rendors toi...
- Nan nan attends.
Il se releva lentement du matelas en s'assurant de ne pas réveiller l'androgyne et s'approcha silencieusement de sa tante qui l'observait depuis le pas de la porte.
- J'peux venir avec toi ?
Quelque chose dans sa voix fit rapidement comprendre à Aby que son neveu avait besoin de parler et que les jours de deuils qu'ils s'apprêtaient à vivre le bouleversaient tout autant qu'elle, si ce n'était plus. Elle lui fit donc signe de la suivre et après un dernier regard vers la colline humaine recroquevillé sur son lit, Tom descendit l'escalier le plus silencieusement possible.
...
Dans la cuisine régnait un silence triste, lourd et pesant. Tom observa la fine silhouette d'Aby déambuler silencieusement dans la pièce à la recherche d'une tasse de café et il eut la soudaine pensée qu'elle était bien trop jolie pour être toujours célibataire. Car bien qu'elle ait de la compagnie quasiment tous les soirs, Tom ne se souvenait pas l'avoir déjà vu en couple.
- Aby...
- Hum ?
Et c'est donc tout naturellement qu'il lui posa la question tant redoutée. Celle qu'elle espérait secrètement ne jamais entendre sortir de sa bouche.
- T'es déjà tombé amoureuse ?
Elle faillit en laisser tomber la tasse qu'elle tenait fermement entre ses mains et cru perdre l'équilibre en sentant ses genoux fléchir. Une petite détonation venait d'éclater sous sa poitrine et la curiosité de Tom s'éveilla instantanément en l'apercevant frissonner. Alors comme ça Aby serait déjà tombé amoureuse ?
- Je tombe amoureuse tout le temps Tom, t'es bien placé pour le savoir, essaya-t-elle vainement de plaisanter dans l'infime espoir d'échapper à l'interrogatoire de son neveu.
- Tu sais ce que je veux dire... Lança-t-il doucement en prenant sa tête dans sa main. Est-ce que t'as déjà eu le coup de foudre ? Genre, tu sais, comme dans les films.
Elle ferma les yeux l'espace de quelques secondes afin de ne pas vaciller et sentit sa gorge se nouer en pensant que oui, elle était déjà tombée amoureuse. Comme dans les films...
- Le lycée m'a appelé tout à l'heure, vous avez encore séchez les cours Tom...
- Tu changes de sujet Aby.
Elle eu un petit sourire en pensant qu'elle n'éviterait définitivement pas cette conversation et se retourna lentement vers l'adolescent bien trop curieux qui lui servait de neveu.
Tom était complètement affalé sur sa chaise et tenait sa tête dans sa main, le coude étalé de tout son long sur le bois verni. Ses yeux chocolat étaient embrumés d'un imperceptible voile de tristesse et elle s'avança finalement vers lui pour s'asseoir à ses côtés. Tom avait besoin qu'on lui change les idées, et elle ne pouvait tout simplement pas lui refuser ça.
Elle se revit alors à huit ans, faisant la rencontre de celle qui devint plus tard sa meilleure amie, sa complice, sa confidente, puis celle qu'elle aima. D'un amour puissant, d'un amour de grand.
- Comment est-ce qu'elle était ? sourit-il doucement en la voyant se perdre dans ses pensées.
Un rire incontrôlé s'échappa d'entre ses lèvres alors qu'elle se remémorait le visage de celle qui avait fait battre son cœur durant toute son adolescence et elle chuchota en riant :
- Belle. Putain. Horriblement belle Tom.
Ses yeux s'emburent et le cœur de Tom se serra dans sa poitrine en voyant sa tante soudainement si désarmée.
- Raconte-moi... chuchota-t-il.
Elle baissa les yeux vers sa tasse fumante et quelque chose se noua au fond de sa gorge. Elle semblait revoir les deux petites filles de dix ans, l'une brune, l'autre blonde, dessiner les princesses de Walt Disney sur le vieux papier usé et jauni de ses parents. Puis, les même petites filles courir en gloussant, les mains pleines de glaces fraîches qu'elles avaient précédemment fait couler de la machine du marchand avant de prendre leurs jambes à leur cou.
Aby eu une moue amusée. Depuis le tout premier jour où elle avait croisé le chemin de Kate, Aby ne se souvenait pas avoir passé une seule semaine sans faire de conneries, les deux fillettes gravitant toujours autour de l'autre sans jamais être à cour d'idée pour faire crier les voisins.
- Elle était blonde, commença-t-elle doucement. De longs et brillants cheveux blonds qui semblaient toujours jouer avec le vent lorsqu'on allait faire de la balançoire dans son jardin. Elle avait les yeux bruns, et quand l'été arrivait on pouvait voir le contour de ses iris devenir légèrement vert. J'ai toujours jalousé ses yeux, rajouta-t-elle en souriant. Elle était beaucoup plus jolie que moi, et je m'en suis vite rendue compte en grandissant, lorsque nos corps d'enfants se sont mis à changer...
Elle se revit alors observer le corps de sa meilleure amie à la dérobée, trouvant sa taille incroyablement fine et imaginant ses seins agréablement doux. Kate était une jeune fille dotée de belles formes et Aby ne s'était jamais lassée de la regarder enfiler ses tonnes de robes colorées sans jamais savoir laquelle choisir.
- Elle était beaucoup plus féminine que moi , continua-t-elle en souriant. Moi avec ma poitrine plate et mes genoux cagneux. Elle disait toujours qu'il fallait que je mange plus, que j'étais trop maigre et que quelques kilos en plus ne me feraient pas d'mal. Elle disait aussi... Son sourire amusé s'estompa quelque peu. Elle disait aussi que si je prenais un peu plus soin de moi et que je troquais mes vieux jeans délavés pour des jupes je ferais surement craquer des tas de garçons...
Tom vit Aby se tortiller sur sa chaise et fut peiné pour elle.
- Tu lui as jamais dit que t'étais amoureuse d'elle ? chuchota-t-il doucement.
- J'en ais eu l'intention. Tu sais... J'avais huit ans quand je l'ai rencontré. On est vite devenues les plus grandes amies du monde, toujours collées ensembles, dormant souvent dans le même lit, prenant parfois nos douche à deux... A douze ans j'ai commencé à la regarder différemment qu'avec mes yeux de petite fille. A treize en j'en étais sure, je l'aimais comme un garçon aime une fille. Pendant deux ans j'ai continué à être sa meilleure amie, sa confidente et sa complice. J'aimais bien l'écouter parler, elle parlait beaucoup. Tout le temps en fait.
Elle laissa un nouveau petit rire s'échapper d'entre ses lèvres et Tom se redressa en souriant. Cette fille semblait vraiment géniale quand Aby en parlait...
- Elle était dotée d'une joie de vivre incroyable et c'était toujours elle qui répondait présente la première pour les conneries. Elle détestait aussi l'injustice et je l'engueulais d'ailleurs souvent d'être trop gentille avec tout le monde. Elle était incroyable, toujours à vouloir aider n'importe quel clochard qu'on croisait dans la rue... Des fois elle me rendait vraiment barje putain. C'était une vraie tête de mule...
Aby avait les yeux brillants et Tom se surprit à la trouver belle. Une femme amoureuse est une femme vraiment belle pensa-t-il intérieurement...
- J'étais rassuré parce qu'elle n'avait jamais montré d'attrait particulier pour les garçons. On avait des copains en commun certes, mais jamais elle ne me parlait des garçons plus qu'autre chose... Alors un jour j'ai décidé de le lui dire. C'était un jour de septembre, pas longtemps après la rentrée. Le dix-neuf septembre pour être précis.
Un sourire étira lentement les lèvres de Tom en voyant les joues de sa tante rougir et il l'imagina adolescente, habillée d'un vieux blue jeans troué s'apprêtant à avouer ses sentiments à sa meilleure amie.
- Ce jour là il faisait chaud et j'me suis soudainement rendu compte qu'elle était jamais venue à la maison, reprit-elle en fixant Tom. On avait un petit appartement à l'époque, alors depuis toute petite j'avais pris l'habitude de la retrouver chez elle. Elle avait une belle maison et ont avait fabriqué une cabane dans son jardin... Ce jour là je lui ai donc proposé de venir manger chez nous pour changer. C'était un mercredi et ton père venait juste de revenir de son match de foot. J'espérais qu'en arrivant il serait déjà reparti avec des copains pour ne pas être dérangé avec Kate, mais il était là .
Sa voix se mit à tremblé légèrement et ses mains se resserrèrent autour de sa tasse qu'elle fixait d'un air lointain.
- On avait quinze ans quand je lui ai présenté mon frère... A seize ans elle devenait ma belle sœur. Deux ans plus tard tu venais au monde.
Elle ne vit pas le visage de Tom se décomposer devant elle et essuya d'un geste fatigué les larmes amères qui dévalaient ses joues. Le cœur de Tom semblait s'être arrêté. Il était entrain de prendre conscience des paroles d'Aby et de leur signification. Aby et cette fille qui semblait tellement géniale. Aby et cette fille, cette fille qui était...
- Tu lui ressembles tellement Tom, que des fois s'en est presque douloureux d'te regarder.
Elle essaya de lui sourire mais des dizaines de larmes s'échappaient toujours de ses yeux. Tom se leva rapidement et la prit dans ses bras. Il l'a prit au creux de ses bras musclés et la serra fort contre son cœur. Parce qu'il venait de comprendre. Il venait de comprendre qu'Aby n'avait pas perdue qu'une belle sœur il y a de ça huit ans, mais son amie d'enfance, sa sœur de cœur et la femme de sa vie. Aby aimait sa mère et Tom sentit son cœur se tordre dans sa poitrine. Il eut soudainement envie de tout connaître de sa mère, il eut soudainement envie qu'Aby continue de parler de cette adolescente comme elle venait de le faire. Il voulait se souvenir de son visage, connaitre la femme qu'elle était et l'adolescente qu'elle avait été... Le sang pulsait douloureusement dans ses tempes et il laissa ses propres larmes couler sur ses joues rougies. Les bras de sa mère lui manquaient...
Aby se rassit lentement sur sa chaise et s'essuya rapidement les yeux, cherchant ses mots à travers le torrent d'émotion qu'il la submergeait. Elle revoyait encore les yeux de Kate se mettre à briller lorsqu'elle lui avait présenté son frère. Elle ressentit la douleur cuisante qu'elle avait éprouvé à l'époque lorsque plusieurs mois plus tard Kate lui annonçait leur mariage, riant en pensant qu'elles deviendraient belle sœur et qu'elles porteraient le même nom de famille. Aby avait toujours voulue que Kate porte son nom, mais pas de cette manière...
- C'est pour ça que tu venais jamais à la maison... chuchota-t-il en l'observant.
Aby baissa honteusement la tête. Elle n'avait jamais réellement pu supporter de voir Kate au bras de son frère, riant de ses blagues en lui volant des baisers amoureux. Kate était sa meilleure amie depuis ce qui lui semblait être des centaines d'années et son frère la lui avait volée en un regard. Elle n'avait jamais vraiment pu lui pardonner...
Elle se souvint alors avec amertume qu'à partir de ce jour maudit Kate n'était plus jamais venu dormir dans son lit, mais dans celui de son frère. Elle les imaginait d'ailleurs souvent faire l'amour et il lui était alors impossible d'avaler quoi que ce soit durant des jours.
Les deux tourtereaux avaient ensuite rapidement prit un appartement ensemble, et Aby avait été en quelque sorte soulagée de ne plus les voir chez eux, constamment enlacés sur le canapé du salon.
Au début elle leur rendait souvent visite, chapardant toujours quelques bonbons pour les gosses à l'épicerie. Mais voir Kate si heureuse de tenir les enfants qu'elle n'aurait jamais pu lui donné dans ses bras lui brûlait les tripes. Elle avait l'impression de mourir à chaque fois que ses yeux chocolat rencontraient les siens.
S'arrêter d'être amoureux n'est pas possible, avait-elle pensé. Alors elle avait juste arrêté de leur rendre visite.
Seulement maintenant que Kate n'était plus qu'un amas d'os et de poussière, Aby le regrettait chaque jour un peu plus amèrement. Parce que plus douloureux que le souvenir de Kate au bras d'un autre, c'était celui du visage ravagé de larmes de son frère, et ses quelques sanglots murmurés... « Elle est morte Aby. »
S'il était possible de remonter le temps Aby aurait surement passé sa vie chez eux, oubliant son amertume pour savourer le moindre regard, le plus infime fou rire...
Elle essuya d'une main tremblante les larmes coulant jusqu'à son menton et adressa à Tom un sourire qu'elle aurait voulu sincère et réconfortant. Elle ne voulait pas le voir triste par sa faute. Tom venait à peine d'arriver chez elle, avait perdu tout ses repères en seulement quelques semaines et s'apprêtait déjà à revivre le deuil de sa mère dans quelques jours... Elle ne pouvait pas en plus lui faire partager sa propre douleur et l'enfoncer dans l'interminable et douloureux tourbillon qu'est le regret et le souvenir de la personne aimée.
Elle essaya donc de taire la chaude et cuisante douleur qui lui enserrait la poitrine et sourit à son neveu aussi sincèrement qu'elle pu. Elle le prit dans ses bras et lui chuchota de rejoindre Bill à l'étage, qu'il devait surement être déjà réveillé et que son estomac d'ogre avait surement besoin d'une demi douzaine de clémentines mures. Tom insista pour rester auprès d'elle, percevant les larmes refoulées aux coins de ses yeux mais n'insista pas lorsqu'elle lui affirma que tout allait bien aller et qu'ils en reparleraient un autre jour.
Tom disparu alors dans l'encadrement de la porte, le cœur regonflé de souvenirs qu'il n'avait pourtant pas vécu et Aby se tourna vers la fenêtre donnant sur son jardin. Elle attendit d'entendre le grincement habituel des marches menant vers sa chambre et porta sa main à ses lèvres pour en caresser lentement la surface. Une seule et unique larme coula sur sa joue et elle revit l'espace d'un instant les lèvres de Kate se poser sur les siennes...
FIN CHAPITRE 17